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Panne du système, panne de l’ascenseur social

Vous évoquez dans votre livre la « panne » du système éducatif à partir des années quatre-vingt-dix. Quelles en sont, selon vous, les raisons ?
Une analyse fine montre que la mise en place de la « nouvelle 2de » à la rentrée de 1992 a conduit à une baisse du taux de passage en 2de générale et technologique, et que la mise en place l’année suivante des nouvelles séries du baccalauréat général a eu pour conséquence de faire baisser le taux d’accès à la voie générale. La simultanéité des phénomènes est trop forte pour ne pas s’interroger sur un effet indirect de la réforme de 1992. Effet indirect car, à aucun moment, cette réforme n’avait pour objectif de stopper la progression du taux global d’accès au baccalauréat et de réduire le nombre d’élèves dans la voie générale du lycée.
On ne voit d’ailleurs pas de raisons structurelles ; il faut donc chercher des causes d’ordre sociologiques. Je m’interroge sur un éventuel effet pervers de notre discours officiel sur « l’égale dignité de toutes les voies du lycée et sur la revalorisation de la voie professionnelle ». L’enfer peut être pavé de bonnes intentions et en légitimant, peut-être un peu démagogiquement, les orientations vers les voies technologiques et professionnelles, on a vraisemblablement produit une baisse de l’orientation vers la voie générale qui comme par hasard a touché les élèves des milieux les moins favorisés. Si cette explication est la bonne, en tout cas c’est celle qui est avancée par le HCéé[[Haut conseil à l’évaluation de l’école, instance indépendante qui avait pour mission de faire l’état de l’évaluation du système éducatif et de faire des recommandations. Ses avis, ainsi que les rapports établis à sa demande ont été rendus publics. Il a cessé ses fonctions en novembre 2005, suite à la création du Haut conseil de l’éducation.]] dans son avis sur l’orientation cela nous renseigne sur un dysfonctionnement majeur, les difficultés du système en terme d’orientation à corriger les inégalités d’ambitions dues aux origines sociales. Globalement je suis persuadé que tout ceci est le résultat, non pas d’une mauvaise réforme mais de l’absence d’un pilotage politique fort et assumé. Il faut dire très clairement que nous voulons augmenter le nombre d’élèves dans la voie générale et que ceci passe par un meilleur accès pour les plus démunis. Trois enfants sur quatre de cadres supérieurs ou d’enseignants, obtiennent un baccalauréat général, moins d’un sur cinq chez les ouvriers. La panne du système c’est d’abord la panne de l’ascenseur social.

Si l’on ne fait rien pour faire évoluer le système éducatif, quels sont les dangers qui menacent l’école ?
Le premier danger qui nous menace c’est le statu quo inacceptable. C’est-à-dire continuer à laisser sortir chaque année 20 % d’élèves sans aucun diplôme et seulement 20 % avec un niveau supérieur ou égal à la licence. Ces deux chiffres sont porteurs de graves dysfonctionnements ; dans le premier cas on laisse se constituer une population dont l’importance numérique ne peut que conduire à de graves troubles sociaux ; dans le deuxième cas on ne se met pas en situation de relancer durablement la croissance dans notre pays.

Pensez-vous, comme le dit Marie Duru-Bellat, que l’on assiste à une « inflation scolaire » et qu’il faut s’interroger sur la politique d’augmentation du niveau de qualification ? Individuellement, le diplôme n’est-il pas toujours aujourd’hui la meilleure protection contre le chômage ?
Je suis tout à fait opposé au discours sur « l’inflation scolaire » qui ne peut avoir qu’une seule conséquence, celle de dissuader encore plus les jeunes des milieux défavorisés de faire des études, les plus longues possibles. Cela ne signifie pas pour autant qu’il ne soit pas nécessaire de s’interroger sur la qualité de tous nos diplômes, et s’il est exact que globalement le niveau de diplôme est le marqueur essentiel de l’insertion des jeunes, il n’en reste pas moins qu’à niveau équivalent tous les diplômes n’offrent pas les mêmes garanties. On ne souffre pas d’une inflation de qualifications mais de trop de « mauvaises qualifications ». On revient à nouveau à un problème d’orientation. Si on a créé de la frustration chez certains diplômés c’est que l’on a tenu des discours trop ambigus sur la réalité de nos formations.

Dès le début de votre ouvrage vous dénoncez le discours des « déclinologues » de l’école. Comment expliquez-vous leur succès ? Pourquoi les autres discours ne sont-ils pas entendus ? Dans quelle mesure les travaux du HCéé peuvent-ils permettre un réel débat ?
Je suis effectivement très en colère contre ceux que j’appelle les « fous d’école » ; inutile de citer des noms, ils se reconnaîtront facilement – ceux dont je dis qu’ils ont découvert que la haine de notre école et de ses maîtres pouvait rapporter gros. Le phénomène est né en pleine guerre scolaire, en 1984, ce n’est pas un hasard. Le succès de ces ouvrages est dû pour l’essentiel à une bonne couverture médiatique, le populisme est à la mode. Et comme effectivement notre école engendre beaucoup de frustrations les conditions du succès sont réunies et il est très difficile de se faire entendre lorsque l’on veut simplement exposer la réalité. Les travaux du Héé avaient, entre autres, pour objectif d’établir des diagnostics partagés par tous les acteurs internes et externes à l’école en ne prenant en compte que les études scientifiques les plus autorisées. Les dix-neuf avis que nous avons produits ne donnent pas une image angélique de notre école, ils pointent des dysfonctionnement importants mais à aucun moment ils n’expriment de jugements à l’emporte-pièces. Notre volonté constante a été de mettre à disposition du public et des décideurs ce que l’on doit retenir des évaluations de notre école, que ces évaluations soient nationales ou internationales. Le HCéé a été le premier acteur français sur le champ de l’évaluation à faire autant appel à l’expertise internationale, ce qui devrait contribuer à rassurer ceux qui pourraient douter de notre indépendance. Si nous avons décidé de publier l’ensemble des travaux c’est bien pour essayer de corriger les contre-vérités qui sont régulièrement assénées sur notre école mais c’est aussi pour éclairer le débat nécessaire sur des problèmes qui sont bien réels.

Le journaliste Hervé Hamon vous attribue cette phrase : « L’Éducation nationale, ça se pilote à l’affect, pas avec des coups de pied au cul. » Est-ce un conseil que vous donnez au futur ministre de l’Éducation nationale ?
Je pense qu’il est tout à fait contre-productif de « vouloir passer en force », cela ne se justifie pas et cela ne peut conduire in fine qu’à faire reculer le système. Il n’y aura pas d’amélioration de notre école sans un discours politique fort entraînant l’adhésion de l’ensemble des acteurs et partenaires. C’est possible si la confiance est au rendez-vous. Les travaux du HCéé illustrent ce qu’il est possible de faire dans un climat de confiance qui, pour exister, a besoin de l’expertise. Il faut faire le pari du rassemblement sur ce que le pays attend de son école, c’est tout à fait possible, et être convaincu que notre école est capable de changements. Au cours du xxe siècle, à deux reprises il y a eu mobilisation pour faire bouger les choses en profondeur. De 1948 à 1968 d’abord, période pendant laquelle on a multiplié par quatre le taux d’accès au baccalauréat pour une génération, et ensuite les années quatre-vingts qui ont vu ce même taux d’accès passer en dix ans de 30 % à plus de 60 %. Ce qui a été fait peut être refait, si les politiques le veulent réellement.

Propos recueillis par Philippe Watrelot, mars 2007.
Christian Forestier, inspecteur général de l’Éducation nationale, a été président d’université, recteur, directeur des lycées et collèges puis des enseignements supérieurs
au ministère de l’Éducation. Il a présidé le Haut conseil de l’évaluation de l’école de 2003 à 2005.