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Organiser la parole pour responsabiliser

En avril 2004, le service Politique de la ville de Lille nous contacte pour intervenir dans une école située en zone sensible, dans un quartier enclavé, alors confrontée à de gros problèmes de violence. De façon schématique, on peut y recenser trois types de populations : les familles installées depuis longtemps, celles qui ont immigré depuis une dizaine d’années et les autres qui arrivent, d’Afrique noire, du Maghreb, d’Europe de l’Est, souvent sans papiers. Tout cela crée un milieu bouillonnant où chacun doit sans cesse réinventer ses repères.
Face à cette demande de la ville de Lille, notre première réaction est la prudence, voire même la perplexité. Qui sommes-nous en effet pour prétendre pouvoir intervenir à cette échelle là ? Quelle est notre légitimité ? Certes, nous sommes reconnus en tant qu’association pour notre capacité à valoriser des parcours de jeunes en difficulté, mais là, il s’agit quand même de bien autre chose.
Finalement, nous rencontrons l’équipe éducative de l’école et proposons d’intervenir d’abord en deux temps : un premier temps d’entretiens individuels qui permet à la fois d’instaurer la confiance avec les jeunes et d’établir un diagnostic ; un second temps collectif pour travailler avec eux autour du thème des bagarres, du conflit en général.

Du côté des élèves

Nous proposons à tous les élèves de CM1-CM2 de l’école de les écouter en individuel, sur leur vécu, leurs difficultés, leurs peurs, leurs envies aussi… Ils sont tous ravis de l’idée, manifestant en cela un vrai besoin d’être écoutés sur ces questions.
Beaucoup de ces enfants, filles ou garçons, partagent les même ressentis. On sent une forme de désarroi face à cette violence qui est là en permanence, comme un cercle vicieux. Elle est couteuse, usante, mais en même temps, on sent que, pour chacun, c’est la seule façon de faire sa place dans ce milieu sans cesse en mouvement. Il faut se battre pour exister, pour ne pas se noyer. Ils semblent prisonniers sorte de leurs comportements, de leur réactivité.
À cela s’ajoutent certaines valeurs très présentes dans le quartier : l’argent facile, les petits trafics, l’influence des grands frères, le clivage quartier/école. On sent ces jeunes véritablement tiraillés entre la peur de la délinquance et son attrait.
Nous restituons à l’ensemble de la classe leurs témoignages sous la forme d’un conte audio, afin qu’ils puissent prendre un peu de distance avec ce qu’ils vivent, tant dans la forme que sur le fond. L’objectif est aussi de permettre à chacun de se rendre compte qu’il n’est pas seul à vivre ces difficultés, à ressentir ces peurs, ces ambivalences. Ils sont surpris et émus de ce premier retour. Ils s’y retrouvent, à tel point qu’ils font écouter le conte à leurs parents, à leurs frères et sœurs. Cette trace collective leur permet donc de se sentir entendus, reconnus. C’est une étape très importante.
À travers ce conte, nous semons aussi les premières graines d’une réflexion personnelle sur les moyens dont nous disposons, chacun à notre niveau, pour sortir de situations de violence, ici fortement liées à l’enclavement du quartier, au poids du groupe, à l’ambivalence entre « le bon » et « le mauvais » chemin, aux préjugés sur l’extérieur.
Du côté des jeunes, l’envie de changer les choses est suffisamment forte pour qu’ils acceptent de s’engager sur la deuxième étape du projet : un travail pédagogique sur l’analyse et la régulation des conflits, en co-animation avec leurs enseignants.
Ils saisissent l’occasion de travailler sur leurs propres conflits, leurs rapports à l’agressivité, à la colère, à la honte, ce qui déclenche de vraies prises de conscience pour certains : « en fait, je crois que les autres me respectent parce qu’ils ont peur de moi. Et ça me fait mal de sentir ça. Je ne veux pas être ça. »

Du côté des enseignants

Face aux témoignages, aux réflexions des enfants, à leurs avancées, les enseignants mesurent le bénéfice qu’ils pourraient avoir à s’emparer eux-mêmes de ces questions et à les travailler directement avec leurs élèves. Certes, ce n’est pas forcément dans leurs attributions pédagogiques. Mais dans un quartier comme celui-ci, la violence au quotidien occupe tellement de place dans la vie scolaire que décider de la traiter ne peut plus être considéré comme une perte de temps. D’autant plus que les retours des jeunes sont immédiats : « Moi, ça me fait du bien de pouvoir parler de tout ça avec les adultes ici ». Les enseignants ont l’occasion de vérifier que l’attente des jeunes reste encore très forte à leur égard, qu’ils conservent toujours une place de « modèle », « d’éducateur » pour eux. Ainsi, peu à peu émerge au niveau de l’équipe éducative une demande de formation à notre outil sur la régulation des conflits. Il s’agit de doter les enseignants et les enfants de référentiels communs, afin de prévenir les dérapages, de mieux contrôler ses émotions, d’apprendre à se mettre à distance des conflits.
À l’issue de la formation de deux jours, chaque enseignant se sent plus ou moins prêt pour pouvoir aborder et traiter au sein de sa classe la question de la gestion des conflits et celle de l’identification de quelques émotions de base.
Les semaines et les mois passent. Des progrès ont eu lieu dans la régulation des conflits. La pertinence de l’outil semble validée par les équipes. « D’un point de vue global, sur ces années de travail autour de la violence à l’école, j’ai personnellement beaucoup évolué dans mon rapport au conflit, et plus largement dans ma relation aux élèves. Ce travail m’a permis de mieux connaitre le vécu de mes élèves, de changer ma vision des choses, mon regard sur le conflit. Aujourd’hui, je les observe beaucoup plus pour être en mesure de repérer les fonctionnements de chacun, les prémices d’une embrouille et leur expliquer alors pourquoi ils ont pu en arriver au conflit. Mon objectif a changé. Cet outil est pour moi un réel outil de rencontre. » (Véronique, enseignante en CM2)

Une charte commune, pourquoi faire ?

Néanmoins, des questions demeurent, de façon lancinante. Comme les bagarres se passent le plus souvent dans la cour de récréation ou à la cantine, et que l’adulte qui surveille et qui intervient auprès de tel ou tel enfant lors d’un conflit n’est pas forcément son instituteur de référence, quelle sanction mettre, suivant quels critères, et avec quelles graduations ? Et dans le cas où on n’est pas l’enseignant du jeune concerné, comment faire appliquer la sanction ? Comment être sûr qu’elle sera suivie des faits ?
Bien sûr il existe un règlement affiché dans le hall d’entrée, mais cela fait des années qu’il n’a pas été discuté, amendé, et il reste bien succinct sur certains détails pourtant cruciaux.
Ainsi émerge l’idée d’élaborer un nouveau règlement, une sorte de charte de règles communes qui nous engage en tant qu’adultes et qu’on puisse expliquer ensemble face aux enfants et aux parents. Et ce n’est pas une mince affaire.
En effet, des clans se sont formés au fil des années, entre l’école maternelle et l’école primaire, entre le cycle 1 et le cycle 2. On ne se parle plus trop. Certains se regardent même en chiens de faïence. Comment, dans ces conditions, appliquer des sanctions cohérentes, qui se référent à des principes et des valeurs communes ? Et l’image divisée que nous pouvons renvoyer aux enfants a-t-elle une influence sur eux, sur leur propre violence ? Autrement dit, si nous sommes tous d’accord pour constater la montée des phénomènes de violence au sein de notre établissement, est-ce que nous sommes prêts également à identifier et reconnaitre la part qui nous revient en tant qu’adultes, individuellement, mais aussi collectivement ? Nous décidons ensemble de nous atteler à cette tâche.
Nous commençons par crever certains abcès, par mettre sur la table certains vieux malentendus qui ont abouti au fil du temps à la constitution de clans, de rivalités au sein de l’école. Nous continuons en discutant de nos valeurs éducatives et en tentant de mieux définir notre mission d’enseignant. En réfléchissant aussi à notre propre rapport à l’autorité, à la hiérarchie, aux règles, à la nécessité de mettre des sanctions aux enfants pour qu’ils aient des repères, à la question des droits et devoirs, de l’autonomie. Vaste programme !
« À partir de quel moment est-ce que j’estime que l’élève est allé trop loin ? Est-ce que je vais assumer de lui poser une sanction ou est-ce que je vais le vivre comme un sentiment d’échec ? Est-ce de sa “faute”, de sa responsabilité ou de la mienne si on en est arrivé là ? Est-ce qu’il va accepter la sanction ? Est-ce qu’il ne va pas moins m’apprécier si je suis sévère ?… ». Autant de questions soulevées par les enseignants.
Ces difficultés, ces tiraillements renvoient à la question de nos valeurs, des principes éducatifs que nous défendons collectivement. Mais encore faut-il être unanime.
« L’accompagnement de LTE nous a permis de mener une réflexion collective autour de nos valeurs communes, des règles, des sanctions, afin d’aboutir à l’élaboration de notre charte. Et c’était nécessaire. Car une fois le règlement validé par tous, on ne peut plus y échapper. Ce qui nous permet, individuellement, de mieux nous positionner par rapport à la sanction. » (Véronique)

Sortir des non-dits

Peu à peu, on se parle, on élabore ensemble de nouvelles règles communes. Certains conflits vieux de Mathusalem se dissolvent du fait d’avoir été simplement évoqués, nommés. On se rend compte que ce qui nous sépare est finalement bien moins important que ce qui nous réunit… à condition déjà de se le dire.
Mais ce qui a été le plus étonnant dans ce projet, c’est la synchronicité constatée entre le moment où les adultes de l’école ont affiché des principes et des règlements communs devant les parents et les élèves, et le changement d’attitude des enfants.
« C’était un mal nécessaire. Ce fut douloureux, car nous n’étions plus du tout en état de le faire, même si on savait que c’était nécessaire […] À toujours travailler dans l’urgence, on avait fini par perdre de vue nos valeurs, pourtant essentielles. Aujourd’hui, avec cette charte en appui, on les repose enfin. Depuis, on en récolte les fruits : cette année, il y a eu deux ou trois bagarres dans la cour alors qu’avant c’était ça à un rythme quotidien ! » (Isabelle, directrice).
Comme si le fait que les adultes décident de sortir du non-dit et de se mettre d’accord sur un règlement de base, affiché dans chaque classe, était immédiatement perçu par les jeunes et devenait rassurant pour eux.
Cette charte a également permis de créer un nouveau lien avec les parents, de les associer d’une autre manière à la vie de l’école. Ils ont chacun reçu un exemplaire de la charte (résumée) lors de l’inscription de leur enfant. Le conseil d’école a accueilli seize parents d’élèves, au lieu de cinq ou six l’année précédente. « Les parents voient que l’équipe est plus posée, soudée et stable. Ça leur donne confiance. » (Isabelle)

Céline Martineau, Luc Scheibling
Association Laisse ton empreinte

Laisse Ton Empreinte (LTE) est une association fondée en octobre 1999 par Luc Scheibling, ancien instituteur spécialisé. Dans un premier temps, il intervenait seul pour proposer à des personnes en difficulté, notamment des jeunes de créer en trois rencontres une chanson sur leur vie. Il a travaillé ainsi avec des classes relais, des SEGPA, une UPI, des DIP, etc. et a réalisé entre 2000 et 2003 plus de cent chansons. Avec l’arrivée de Catherine Carpentier et de Céline Martineau, les activités de LTE se sont élargies et l’association conçoit et édite aujourd’hui des outils pédagogiques sur des questions sensibles en général liées aux problèmes d’éducation.
Le projet présenté dans cet article a été soutenu par l’ACSE, le Conseil Régional du Nord-Pas-de-Calais, et le Conseil Général du Nord. Il a été récompensé de trois trophées (départemental, régional, et national) en 2007 par la Fondation de France. Il a abouti à la conception d’un outil complet « Apprendre à vivre ensemble » qui a été édité en 2009.
Pour plus de précisions, voir le site internet.