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Nouvelles pratiques philosophiques. Répondre à la demande sociale et scolaire de philosophie

La philosophie connait actuellement un renouveau qui répond à une demande de la société et qui se manifeste dans l’émergence de « nouvelles pratiques philosophiques », tant à l’école que dans la cité. Dans ce livre de 343 pages, à la fois facile à lire et très riche, accessible à tous et pointu, Michel Tozzi dresse un panorama de ces nouveaux genres philosophiques tout en précisant les hypothèses, les objectifs et les enjeux sous-jacents.

controverses

À travers ce recensement des pratiques philosophiques modernes plus surprenantes les unes que les autres, l’auteur soulève des controverses passionnées. Peut-on vraiment philosopher dans un café, au théâtre, en entreprise, à l’école maternelle, dans le cadre d’une randonnée, en maison de retraite, voire en prison ? Ces nouvelles façons de pratiquer la philosophie sont-elles encore de la philosophie ou n’en sont-elles qu’un avatar ? La philosophie est-elle réservée à une élite de penseurs ou est-elle à la portée de tous ? D’ailleurs, les termes « philosopher » et « philosophie » recouvrent-ils la même chose ? L’auteur revient sur vingt ans de « nouvelles pratiques philosophiques » (NPP) pour en faire une synthèse, qui donne une unité à ce qui aurait pu, sinon, ressembler à des initiatives locales et dispersées. En argumentant en faveur de ces nouveaux genres philosophiques scolaires ou citoyens, c’est toute la philosophie que Michel Tozzi défend.

La première partie décrit l’émergence et la diffusion des NPP dans le système éducatif français. Une seconde partie s’attache à répertorier les pratiques philosophiques innovantes hors les murs de l’école, dans la société. La troisième partie fait le tour des enjeux philosophiques et didactiques, langagiers et politiques, sans oublier les implications en termes de formation et de recherche.

Au passage, l’auteur pose une question provocatrice : la didactique de la philosophie peut-elle donner lieu à une « approche par compétence » ? Il propose une réponse nuancée.

Dans la dernière partie, risques et dérives possibles des NPP sont pointés et discutés. Si l’apprentissage du « penser par soi-même » est au cœur de la formation du « citoyen réflexif et critique » que la démocratie appelle de ses vœux, la philosophie n’est pas nécessairement au cœur de l’ambition démocratique, comme son histoire le montre.

à l’université et ailleurs

Enfin, Michel Tozzi souligne la nécessité d’une formation spécifique et d’un développement de la recherche sur ce sujet. Comme l’auteur, nous regrettons que la philosophie universitaire soit coupée du champ de son enseignement. Les sciences de l’éducation ont fort heureusement pris le relai, avec des recherches en didactique pour tenter de (re)penser l’enseignement de la philosophie.

Au terme de cet ouvrage de synthèse, nuancé et passionnant, Michel Tozzi nous interpelle : bien des recherches sont encore à mener en didactique de la philosophie en général, et en matière de nouvelles pratiques philosophiques en particulier.

Muriel Briançon


Questions à Michel Tozzi

Si la philosophie est par essence transgressive, son institutionnalisation à l’école ne risque-t-elle pas de la dénaturer ?
La philosophie est d’abord transgressive du préjugé et de l’opinion. Quid de la philosophie en démocratie ? C’est l’honneur de notre République de permettre l’enseignement de philosophies contraires au capitalisme, comme le marxisme, dès lors que la laïcité est respectée. La démocratie a tout à gagner à faire réfléchir les jeunes le plus tôt possible à l’école, par une « éducation à une citoyenneté réflexive dans l’espace public scolaire », qui la préservera des dérives possibles de la démocratie : la doxologie, règne de l’opinion, la sophistique, art de vaincre par la parole, et la démagogie, qui rallie son opinion aux plus nombreux. Nous avons besoin d’une « laïcité de confrontation » (Paul Ricoeur), et non d’indifférence : discuter de ce qui fait désaccord, mais dans la paix civile, avec un dispositif démocratique et des exigences intellectuelles. Je tente de didactiser l’apprentissage du philosopher à l’école en articulant démocratie et philosophie. C’est un projet de philosophie politique, en même temps que pédagogique et didactique.

Si tout type de philosophie est permis dans la cité, les nouvelles pratiques ne risquent-elles pas de porter préjudice au sérieux et à la crédibilité de cette discipline ?
La philosophie dans sa pratique vive n’a que faire des murs épistémologiques et des lieux réservés. Comme disait Georges Canguilhem, elle se nourrit de son autre, et n’est pas un temple, mais un chantier. Son mérite est de rôder aux frontières. Traiter philosophiquement de la liberté en prison, de la folie en hôpital psychiatrique ou de la mort en maison de retraite transforme à la fois ces lieux et le philosophe, parce qu’il contextualise sa pratique, ce qui la renouvèle profondément et peut même interpeler sa théorie.

Le sérieux de la philosophie, c’est d’apprendre à penser par soi-même. Pour tous, à l’école primaire et au collège, pas seulement au lycée et à l’université. Partout, dans la cité, pas seulement dans le système scolaire. Le plus tôt possible, dès que le langage peut s’appuyer sur une expérience humaine pour élaborer, quelque modeste qu’elle soit, une vision du monde à examiner, confronter et approfondir.

Se pose la question de la formation à ces nouvelles pratiques. Comment faire ?
Prenons le modèle dominant à l’école primaire et au café philo : la discussion à visée philosophique (DVP). La meilleure manière de s’y former, ce que nous proposons dans des ateliers du CRAP, consiste d’abord à comprendre les exigences intellectuelles qui donnent à un échange cognitif une visée philosophique en élaborant un questionnement sur les problèmes fondamentaux que pose à l’homme sa condition, en définissant les notions contenues dans la question abordée pour savoir ce dont on parle, et en quoi cela renvoie à un réel à penser, en fondant personnellement ce que l’on pense et ce que l’on objecte. Mais il s’agit aussi de faire vivre les dispositifs nécessaires, les mettre en œuvre dans les formations, pour pouvoir les analyser ensemble, pour mieux comprendre leur utilité, leur nécessité. L’un ne va pas sans l’autre.

Comment voyez-vous l’avenir de ces nouvelles pratiques, et notamment à l’école ?
Si on regarde bien, les programmes de 2008 du primaire contiennent nombre de compétences développées à travers ces pratiques de débats à visée philosophiques. Ainsi est-il écrit, à propos de la littérature : « L’interprétation (d’un texte) prend, le plus souvent, la forme d’un débat très libre dans lequel on réfléchit collectivement sur les enjeux esthétiques, psychologiques, moraux, philosophiques qui sont au cœur d’une ou plusieurs œuvres ». Par ailleurs, j’ai montré[[« La morale sans être moralisateur », Cahiers pédagogiques n° 494, janvier 2012.]] que l’on peut, dans le cadre du nouvel enseignement de la morale, développer le jugement moral de l’enfant par ce type de débats en s’appuyant sur des citations, des albums ou des mythes, en faisant réfléchir les enfants sur les questions qu’ils posent. Luc Chatel lui-même a parlé, après avoir vu le film Ce n’est qu’un début, de « petits débats philosophiques ». La philo est donc bien à l’ordre du jour !

Propos recueillis par Muriel Briançon