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MoliR, revi1 vit… il son 2vnu foo ! (« Molière, reviens vite … ils sont devenus fous ! »)

« Je mettrai l’orthographe même sous la main du bourreau » Théophile Gautier[[Mot rapporté par Baudelaire dans Mon cœur mis à nu.]]


La prolifération de « nouvelles formes de communication écrite » (dites NFCE) sur les divers supports électroniques a participé à l’émergence de modes d’écriture déviants par rapport aux règles et conventions scripturales que nous avions pour habitude de rencontrer et respecter. Si ces déviances sont monnaie courante sur la Toile (e-mails, chats, forums, blogs…), c’est sur les réseaux de téléphonie mobile qu’elles sont le plus remarquées et montrées du doigt ; tant et si bien que l’on parle, de manière générale, d’« écriture texto »[[Texto est le terme employé par l’opérateur SFR pour désigner le service d’échanges textuels. D’autres opérateurs concurrents parlent de mini-messages ou encore de SMS (Short Message Service).]], ou encore de « style texto ». Et pour cause, au souci premier de rapidité, de quasi-instantanéité que l’on trouve chez les internautes, le « SMS »[[Short Message Service.]] vient rajouter une contrainte de place par sa limitation en caractères ; contrainte de place à résonance financière. La déviance de ce mode d’écriture trouverait donc principalement son origine dans son souci permanent d’efficience ; efficience en termes de temps comme d’espace et d’argent. Après qu’un enseignant écossais a eu, au mois de mars 2003, l’amère surprise de se voir remettre par une élève de treize ans une copie entièrement rédigée en « style texto »[[L’enseignant s’est déclaré incapable de déchiffrer la copie qui débutait ainsi : « My smmr hols wr CWOT. B4, we used 2go2 NY 2C my bro, his GF & thr 3 :- kids FTF. ILNY, it’s a gr8 plc. » Traduction: « My summer holidays were a complete waste of time. Before, we used to go to New York to see my brother, his girlfriend and their three screaming kids face to face. I love New York, it’s a great place. » Source: [ Ananova ].]], n’y a-t-il pas lieu de s’interroger quant à la propagation de ce mode d’écriture dans notre société et (plus inquiétant encore) chez les plus jeunes ? Tantôt décriée pour la menace qu’elle représente à l’égard de notre langue française et ses sacro-saintes normes syntaxiques et orthographiques, tantôt encensée pour ses vertus simplificatrices, économiques et socialisantes, l’écriture texto fait l’objet de nombreuses et tumultueuses discussions. Doit-on, comme le prônent les plus fervents annonciateurs de l’ère « SmiSte », accepter ce « phénomène », le magnifier même en tant qu’évolution nécessaire de l’écriture ? Ou doit-on au contraire condamner cette mode qui se targue de laisser flotter un air de liberté sur l’écriture, au détriment de ce qui pouvait jusqu’alors structurer notre écriture et partant, notre culture ?

Écriture texto ?

Orientée vers une efficience qui semble lui autoriser toutes les offenses imaginables à l’égard de notre chère langue française, l’écriture texto cherche parcimonieusement à en dire le plus possible avec un minimum de caractères. Pour ce faire, elle puise dans les domaines les plus divers, pourvu qu’ils lui soient utiles et profitables. Elle utilise un code hybride, fait de signes tantôt alphabétiques, tantôt numériques (exemples : « A12C4[[« À un de ces quatre ».]]» ou « A 2min[[« À demain ».]]») ; elle n’a pas non plus de scrupules à emprunter parfois quelques termes ou codes à la langue anglaise (exemple : « pa 2 pb 4me[[« Pas de problème for me ».]]»). Ambivalente, l’écriture texto l’est aussi par sa « ressemblance avec l’oral conversationnel » qui, nous dit Nicole Marty, n’est pas sans plaire aux jeunes. « Pour compenser l’absence de gestuelle ou d’intonation, ces échanges écrits récupèrent certains aspects émotionnels des interactions orales, brouillant ainsi les frontières entre l’écrit et l’oral[[Marty Nicole, Les textos, un danger pour l’orthographe ? [ http://www.enseignants.com ].]]». De l’oral elle se rapproche également par ses aspects souvent dialogiques. Perverse, l’écriture texto semble l’être encore lorsque, jouant ainsi sur divers fronts, elle se croit et se place au-dessus des lois, des règles orthographiques qu’elle dénie.
Excessivement abrégée (ou faite d’abréviations au mode de création pour le moins surprenant), tronquée (qu’il s’agisse d’aphérèse[[Du grec aphairesis (enlèvement), suppression d’un ou de plusieurs phonèmes au début d’un mot. Exemple : bus pour autobus.]] ou d’apocope[[Du grec apokoptein (retrancher), chute d’un ou de plusieurs phonèmes à la fin d’un mot. Exemple : ciné pour cinéma, lui-même venant de cinématographe. À quand irons-nous « au ci » ?]]), et phonétisée, cette écriture regorge d’erreurs orthographiques. Typographie déviante, ponctuation tantôt absente, tantôt exagérément employée, des différences linguistiques profondes, notamment dans l’usage des temps ; l’écriture texto recèle décidément tous les écarts et vices susceptibles d’indigner les défenseurs de la langue française.
Si la généralisation de cette écriture marginale est relativement récente et liée à la déferlante de nouvelles formes de communication écrite sur les réseaux électroniques, cette écriture est pourtant constituée (à l’insu des usagers la plupart du temps) de jeux, codes et procédés peu ou prou antérieurs à l’avènement des circuits imprimés. On pense notamment aux mots tronqués ou abrégés, déjà utilisés dans l’Antiquité sur les tablettes pour pallier le manque de place, repris ensuite par les télégraphistes et rédacteurs de petites annonces. Plus transgressive encore est la technique du rébus, amplement exploitée par des « SmiStes » qui écrivent comme ils parlent et composent de manière très phonétique une écriture qui va se dire plutôt que se lire (exemples : « KèSkonfè ? » ou « Koi 2 9 ? »).
Il est très difficile encore de ne pas avoir à l’esprit, en lisant (disant ?) de l’écriture texto, les exercices littéraires auxquels se livraient des Oulipiens (Raymond Queneau, François Le Lionnais, Italo Calvino…) soucieux d’ouvrir à une littérature potentielle. Comment ne pas songer à Georges Perec « tordant » notre langue française pour ses célèbres lipogrammes ? S’il est vrai que ce dernier a été autorisé, pour les besoins de son lipogramme « en A, I, O, U » intitulé Les revenentes, et sur décision de l’Oulipo[[Séance du 7 mars 1972.]], à écrire « qe » pour « que » ou « qelqe » pour « quelque », il n’est rien de comparable avec le triste et unique dessein qui guide le « style texto » : l’efficience !
Si jeux, codes et procédés littéraires il y a dans ce mode d’écriture selon ses défenseurs qui arguent volontiers une gymnastique intellectuelle profitable, il n’en demeure pas moins que ces jeux, codes et procédés ne se savent pas la plupart du temps, ne sont pas (re) connus comme tels par ceux qui les emploient, et c’est d’autant plus regrettable…

Fotil l’SFR ?

Une étude menée à l’occasion du Forum de l’écrit 2004[[J.Rotalier, Les jeunes aiment-ils l’écrit ?
[ http://cerig.efpg.inpg.fr/nouvelle/2004/rotalier_forum-ecrit.htm ].]] rapporte : « L’écrit ne disparaît pas, il a réapparu sous de nouvelles formes, grâce à Internet notamment : 88 % des jeunes pratiquent le texto, ou l’e-mail… D’accord, ce n’est pas tout à fait la langue de Molière, mais c’est un acte d’écriture. » Quelle que soit la forme, il faudrait donc se féliciter de voir les jeunes revenir vers une écriture qu’ils avaient tendance à délaisser jusqu’alors. Mieux encore, les déviances admises, encouragées même par ces nouvelles formes de communication écrite, permettraient aux personnes qui se voyaient jusqu’alors marginalisées par leurs faibles compétences scripturales de se réconcilier avec l’écriture et se libérer d’éventuels « traumatismes ». Peut-être ne faudrait-il donc voir là qu’une évolution logique de l’écriture, une aubaine même si l’on croit ceux qui voient en ce phénomène la gestation d’une écriture nouvelle, ou du moins d’un rapport à l’écriture nouveau.
En admettant que cet engouement pour la correspondance électronique, aseptisée, redonne une certaine place à l’écriture dans une société qui se veut de plus en plus véloce (et ne saurait donc s’attarder à une correspondance épistolaire devenue trop lente, trop peu rentable), un tel retour à l’écriture (sur le mode de la déviance) pourrait néanmoins représenter une menace pour l’écriture elle-même. On ne devrait que se réjouir à l’idée que la liberté propre au style texto puisse permettre aux personnes menacées de marginalisation par leurs faibles compétences scripturales de renouer avec ce précieux mode de communication qu’est l’écrit, mais il faudrait pour cela occulter les effets pervers que cela peut avoir.

– D’une part l’on peut craindre qu’une telle généralisation du style texto entraîne la marginalisation de ceux qui continueraient à se conformer aux normes orthographiques traditionnelles, et se verraient par conséquent reprocher de ne pas consentir aux règles simplificatrices du SMS (nombreux sont les parents et grands-parents qui, au prétexte de ne savoir pas bien écrire ou comprendre le texto, sont « corrigés » par des enfants qui ne maîtrisent même pas l’orthographe traditionnelle !). Peu à peu l’écriture souffrirait de n’être plus ou seulement peu pratiquée dans sa forme la plus riche.

– D’autre part l’on peut voir un second effet pervers à cette généralisation du style texto. Alors que ses défenseurs les plus enthousiastes allèguent une grande liberté de création, on remarque que des règles tacites d’écriture s’installent peu à peu et s’imposent aux usagers. Seul moyen jusqu’alors d’échapper aux contraintes orthographiques (on entend dire que les gens en sont arrivés à cette écriture pour cacher leur ignorance), l’écriture texto se laisse peu à peu rattraper par de nouvelles normes qui viennent compromettre cette liberté. Et ce sont bien souvent ceux qui se revendiquent du courant « SmiSte » qui participent (à leur insu très probablement) à cette normalisation en publiant des romans entièrement rédigés en « écriture texto » ou mieux encore, en proposant des cours d’« écriture texto » ! Peut-être serait-il intéressant de voir si ceux qui rencontraient des difficultés en orthographe réussissent à respecter les normes orthographiques nouvellement proclamées par ces docteurs ès SMS…

Mais avant de vouloir ainsi s’amuser d’une langue aussi complexe que la nôtre, capable de faire trébucher un Maître Capello sur le pluriel de « cloche-pied », ne faudrait-il pas prendre au moins le soin d’en maîtriser les grandes lignes ? Par cela il faut entendre que le danger n’est peut-être pas tant de vouloir de temps à autres se laisser aller, en pleine conscience, à quelques fantaisies scripturales pour ouvrir quelques-unes des innombrables potentialités littérales, que de laisser cette écriture anarchique à la portée de jeunes adolescents et même d’enfants incapables de faire la différence entre « écriture » et « écriture texto ». Lorsqu’un enfant commence à parler, on dit que l’adulte doit se garder de lui parler « bébé » pour ne lui proposer que la langue qu’il doit apprendre. Et voilà qu’à peine maîtrisent-ils l’écriture ils ont accès à une autre écriture, proche mais déviante.

Si la tendance n’est plus de s’attarder au détour d’une belle prose, et si le format SMS n’admet pas une expression écrite longue et détaillée, on pourrait, sans pour autant amputer le message de son cortège de signifiants (quand on sait combien les formes orthographiques sont importantes, on se demande si ceux qui écrivent et lisent des SMS n’en arrivent pas parfois à perdre le sens de la phrase), faire de cette limitation en caractères l’occasion de cultiver une écriture laconique, inchoative seulement, voire elliptique. Ce pourrait être la richesse du SMS que d’inciter à travailler parfois la valeur allusive d’un propos qui ne voudrait point trop en dire. Mais, hélas, dans ce mode d’écriture tel qu’il se propage il n’est rien de tout cela. La volonté d’en dire le plus possible avec le moins de caractères possible domine. Certains ne prennent même plus le soin de conserver les espaces entre les mots, pour gagner de la place semble-t-il. Cela reflète bien le fantasme d’une société qui se veut efficiente, performante, au détriment de valeurs pourtant essentielles. Une société qui cherche sans cesse à combler les vides parce qu’elle s’imagine qu’ils sont une perte de place, de temps, d’argent…

Romain Jalabert, doctorant en sciences de l’éducation, Montpellier.