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Minutes de silence dans les rangs…

Lundi 15 mars 2004, un collège des Minguettes à Vénissieux. On informe élèves et professeurs qu’une minute de silence sera observée dans la cour de l’établissement, avant la montée en classe, en hommage national aux victimes de l’attentat du jeudi 11 mars à Madrid. À la sonnerie de 13 h 30, personne ne prend la parole pour expliquer quoi que ce soit aux élèves. Un professeur raconte : «… On attend que le silence se fasse, la principale et l’adjoint y contribuent en circulant dans les rangs, et ramassent quelques carnets au passage… Ils obtiennent un silence relatif, plus lourd d’interrogations dubitatives que d’émotion solennelle… À la récréation, je découvre dans mon casier un papier m’informant que Salim, élève de 3e, sera exclu le mardi 16. Motif : « Ne respecte pas la minute de silence nationale. Éclate de rire. »
Ce jour-là, dans quelques collèges et lycées de France, d’autres éclats de rire, d’autres Salim ont refusé de faire silence et ont choqué les enseignants et le personnel. Ces rires et ces refus n’étaient-ils pas odieux, ne résonnaient-ils pas comme une approbation du terrorisme ? Ne fallait-il pas les sanctionner sur le champ ?
Et bien non. Le refus de respecter la minute d’hommage officiel aux victimes ne signifie pas pour autant que Salim passait du côté de l’horreur et approuvait le carnage. Pas d’amalgame. D’abord comprendre. Et pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté, disons avec Ignacio Ramonet que : « Le terrorisme constitue une forme de lutte particulièrement ignoble quand il s’en prend à des civils non combattants. Aucune cause, aussi juste soit-elle, ne justifie le recours à cette méprisable méthode. » (Le Monde diplomatique, mars 2004).
Comme après le 11 septembre 2001, les minutes de silence pour le 11 mars 2004 ont été décidées au plus niveau de l’État. Salim, comme la plupart des Français et des Européens qui ont été invités au silence à midi ce jour-là, n’a pas forcément décodé tout ce qu’il y avait d’exploitation politique d’une émotion légitime. La sympathie de la droite française pour l’équipe d’Aznar qui jouait son avenir sur un mensonge d’État (et d’ETA…), les élections régionales qui allaient venir et pour lesquelles une rasade d’unité nationale compassionnelle ça ne se refusait pas, tout cela n’a sans doute pas déterminé Salim et ses camarades refusniks.
Ce fut plutôt, je crois, un sentiment d’injustice et le constat que les victimes des terroristes ne pèsent pas toutes le même poids. Il y a depuis toujours – et ça Salim doit le savoir – des milliers de morts qui ne sont pas considérables et à qui on ne fait pas l’hommage d’un silence. Surtout quand leurs assassins sont des terroristes d’État qui ont aujourd’hui comme une prédilection pour le massacre des populations musulmanes. En septembre 1982, quand les milices libanaises chrétiennes, encouragées par la passivité de l’armée israélienne, massacrèrent, dans les camps palestiniens de Sabra et Chatila, 1 490 victimes identifiées à ce jour, il n’y eut pas de silence recueilli. Pas plus qu’il n’y en a aujourd’hui quand Poutine ordonne à l’armée russe – ivre de sang, de viols, de pillages et de vodka – de génocider les Tchétchènes (encore des musulmans…) ou quand, jour après jour, après chaque attentat kamikase palestinien, le gouvernement israélien d’Ariel Sharon réplique par un terrorisme d’État tout aussi meurtrier et tout aussi condamnable.
Ces minutes de silence sélectives sont impraticables. Elles ne sauraient donc être imposées parce qu’elles ne sont pas partageables par tous. Elles choquent la nécessaire neutralité politique de l’école laïque. Pourquoi pour ces morts-ci et pas pour ceux-là ? Faut-il prendre en compte le nombre de victimes ? « Mais alors, c’est quoi la limite ? », demandait une autre élève de 3e du collège de Salim… La proximité géographique, comme pour Madrid ? Mais New York et les Twin étaient plus lointaines que la Palestine…
La vérité, c’est qu’en la matière nous sommes complètement à l’Ouest.