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« Mettre l’accent sur l’enseignement comme relation à l’autre »

Pourquoi faire ce dossier associant deux notions, l’exigence et la bienveillance, qui sont parfois envisagées comme antagonistes ?

Danièle Manesse : Après la loi de Refondation de 2013, les deux termes liés ensemble ont fait une apparition récurrente dans les programmes et les textes qui leur sont associés. Ce sont deux notions qui concernent la nature de la relation à l’autre et qui participent de la thématique des valeurs ; l’une et l’autre appartiennent à l’usage quotidien de la langue, et comme telles, elles circulent dans l’air de tous les jours sans préférence pour l’école ; nous sommes au risque du concept «savonnette», celui qui s’échappe sitôt qu’on le saisit ! Cela valait la peine de voir le contenu à donner à ces termes volatils.

Jean-Michel Zakhartchouk : L’idée du dossier vient aussi d’un agacement devant le terme « bisounours » complaisamment attribué à ceux qui seraient pour la « bienveillance », autrement dit le laxisme, la démagogie, le renoncement à l’effort et à l’ambition culturelle. Il était temps de montrer que la « bienveillance » était une condition indispensable pour que « l’exigence » ne soit pas le faux nez de l’élitisme et de l’exclusion du plus grand nombre. L’article liminaire de Gwenola Reto nous aide à mieux comprendre le concept qui est au cœur d’une école démocratique.

Finalement, qu’est-ce que cela signifie, être à la fois exigeant et bienveillant avec ses élèves ?

D. M. : C’est mettre l’accent sur l’enseignement comme relation à l’autre ; et il faut croire que ça veut dire beaucoup de choses, parce que le thème a suscité un nombre considérable de propositions d’articles ! On est là dans une sorte d’impensé de la formation : questionner la nature du lien social, à l’autre (l’élève, le collègue, l’administratif, le parent), c’est une idée neuve, car le cadre républicain de l’école, avec son bouclier «égalité des chances», a dispensé d’y accorder de l’importance ; la priorité donnée à la didactique et la formalisation croissante des savoirs scolaires ont occulté les questions relatives aux relations entre les acteurs (élèves, professeurs, responsables). Ce n’est certainement pas un hasard si les communications venues de l’université sont si peu nombreuses : ces questions (la relation aux étudiants notamment) y sont exceptionnellement traitées.

J-M. Z. : De nombreux articles du dossier donnent des réponses pratiques, qu’ils soient dans la revue papier ou en ligne. Ce peut être la pédagogie Freinet bien comprise, une façon de mettre en œuvre la pédagogie différenciée ou encore l’utilisation d’outils parfois traditionnels (y compris la dictée !) qui permettent les progrès de tous.
Mais il est question aussi de climat scolaire, de politique globale d’établissement, d’enjeu collectif. Le champ est vaste et touche dans ce dossier toutes les disciplines, tous les niveaux d’enseignement, et d’ailleurs des secteurs hors formation initiale (des ESPE aux prisons).

Qu’est-ce que cela change dans les pratiques ?

D. M. : On ne peut pas répondre à une telle question ! La diversité des actions en classe qui sont évoquées dans le dossier pourrait couvrir la totalité des dimensions de ce que d’aucuns s’autorisent à mépriser, la pédagogie : la totalité de ce qui n’est pas réflexion sur le contenu à transmettre. Dans leur très grande diversité, les textes qui suivent vont faire apparaître des termes assez inédits dans le discours sur l’école : « empathie », « émotions », « respect des différences », « se mettre à la place de… ». La bienveillance y est déclinée sous un grand nombre d’attitudes, de pratiques et de démarches.

J-M. Z. : Toute une partie est consacrée au changement de posture nécessaire de l’enseignant. Peut-on être exigeant avec ses élèves si on ne l’est pas envers soi-même ? Mais peut-on être bienveillant avec ceux-ci si on ne sait pas aussi l’être avec ses collègues… et avec soi-même ?

Le dossier publié est-il celui que vous envisagiez au début du projet ?

D. M. : Non, pas du tout ! J’étais dans l’expectative la plus grande, parce que je n’avais pas évalué la banalisation récente des deux notions associées, et j’étais curieuse de voir ce qui arriverait ! J’ai été touchée par la mobilisation sur ce thème, et assez perplexe devant la nécessité de gérer l’abondance !

Quels sont les pièges ou les écueils à éviter?

D. M. : Dans le dossier, ce sont surtout les pièges de la bienveillance qui sont évoqués, comme s’il y avait une sorte de consensus sur les excès de l’exigence à l’école. Par contre, plusieurs textes illustrent que la bienveillance, elle, est au risque d’être confondue avec des attitudes charitables et complices, copinage et compassion, protection et camaraderie ; qu’en effet, elle doit en quelque sorte trouver ses limites et sa place dans un espace déjà très meublé, et ça n’est pas l’évidence (qu’on pense aux débats qui ont accompagné le film Entre les murs).

J-M. Z. : Les dérives sont pointées dans plusieurs articles, mais aussi par les dessins malicieux de Fabrice Erre. C’est l’honneur des pédagogues de savoir prendre du recul et en l’occurrence de voir comment la bienveillance peut devenir complaisance ou se transformer en leçon de morale. Ce n’est pas pour rien que le dossier se clôt sur un texte analysant les dangers d’un certain « misérabilisme » lorsqu’on a affaire par exemple à une formation pour migrants soucieux d’apprendre le français.
C’est bien dans l’équilibre instable entre les deux notions que doit se situer l’acte pédagogique. Ou dans une formule « tourniquet » qu’on pourrait tourner dans un sens ou dans un autre : bienveillants parce qu’exigeants, exigeants parce que bienveillants…

Propos recueillis par Cécile Blanchard

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