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Les réformes qui visent à instaurer dans l’école plus d’égalité menacent-elles le niveau, celles qui visent à instaurer par l’école plus d’égalité menacent-elles la société ? Ces débats ne sont pas nouveaux, et tout le siècle a été traversé par la question de l’école unique. Il ne s’agit pas ici de la question de l’enseignement privé, mais de savoir si les structures scolaires doivent refléter (et produire) les divisions sociales. J.-M. Barreau et J.-F. Gracia, à partir des Compagnons de l’Université nouvelle au lendemain de la guerre de 1914, retracent la difficile unification de l’enseignement primaire, puis la mise en question de la dualité entre le secondaire et le primaire supérieur. Mais, sur quel modèle unifier ce qui était séparé ? Paradoxalement, c’est Carcopino, ministre de Pétain, qui intègre les écoles primaires supérieures dans le secondaire ; mais les cours complémentaires restent à part, et la question doit être reprise quinze ans plus tard. L. Legrand retrace, "plus en acteur qu’en historien" - ce qui n’enlève rien, au contraire, à l’acuité de son propos - la difficile émergence du collège unique, et la difficulté à prendre en compte la diversité des élèves sans que cela camoufle une ségrégation ; le rappel des édulcorations subies par les propositions de son rapport à Alain Savary et l’analyse des diverses oppositions, de "républicains", de libéraux, ou simplement d’"acteurs" qui n’imaginent pas que l’on puisse jouer une autre pièce, sont singulièrement d’actualité. Comme toujours dans cette collection, la moitié du livre est un choix de textes, difficiles à trouver (il y manque à mon avis le texte d’Alexis Bertrand, L’Égalité devant l’instruction, paru dans les Cahiers de la quinzaine en 1904), mais qui éclairent bien les débats d’aujourd’hui.
Jacques George
Au moment où se déversent flots de paroles et multitude d’écrits à propos de la citoyenneté, soit réduite à une réponse aux violences, soit exaltée comme finalité de l’école et fondement de la société, le livre de Colette Crémieux vient à point. Bienvenue à cet ouvrage, produit d’une pensée à la fois rigoureuse et nuancée, s’appuyant largement sur les recherches de l’INRP, auxquelles l’auteur a été étroitement associée, que ces recherches aient pour objet l’éducation aux Droits de l’Homme, l’éducation civique, la didactique de l’histoire ou de la géographie.
Ces recherches conduites par François Audigier dès 1983, pourraient être utiles et au moins empêcher les approximations, voire les erreurs qui émaillent paroles et écrits sur l’école et la citoyenneté. Grâce à Colette Crémieux qui, à plusieurs reprises, se réfère directement à ces recherches, cette ignorance va, peut-être, cesser. Et ce n’est pas le moindre mérite de cet ouvrage, qui vient aussi compléter les deux Cahiers pédagogiques parus sur ce thème, en opérant une synthèse remarquablement claire et en structurant les apports de ces deux numéros spéciaux.
Ce livre n’offre pas de recettes, ne se paie pas de mots. Composé de deux parties, il présente d’abord un état des lieux : l’école dans son rapport à la citoyenneté - les lacunes, les erreurs, les manquements.
Ensuite, au lieu de faire des propositions utopiques, il montre tous les éléments déjà à l’œuvre, à l’école, pour faire exister une véritable citoyenneté sociale.
Quand on évoque un état des lieux, immédiatement l’on pense à la violence et, de ce fait, les propos habituels, les incantations ne présentent l’apprentissage de la citoyenneté que comme un remède à cette violence. Loin de tomber dans ce travers, qui mine, actuellement, la citoyenneté elle-même, Colette Crémieux montre et démontre ce danger qui réduirait la citoyenneté, confondue avec une civilité sans fondement, un quasi-retour à l’ordre moral doublé d’une nostalgie sans fondement.
La brève mais juste et rigoureuse histoire du civisme à l’école (chap I) devrait, en tout cas, nous éviter ces évocations du passé où tout était " bien " à l’école, où les valeurs étaient sûres et transmises.
Le "discours hypocrite" qui régnait en maître et qui tend à survivre est sûrement l’ennemi le plus pérenne d’une véritable éducation à la citoyenneté.
La transition avec la seconde partie analyse la pratique qui devrait permettre un accès réel à la citoyenneté et qui, quoi qu’en pensent certains, n’est pas une imitation de la cité adulte, mais une pratique véritable, si elle n’est pas méprisée par les adultes, de citoyenneté, je veux parler des délégués-élèves.
Tout chef d’établissement, tout enseignant, tout conseiller d’éducation devrait méditer les pages (104 à 124) consacrées à "une pratique dévoyée, les délégués d’élèves". Heureusement, cette pratique n’est pas dévoyée partout Si elle est accompagnée d’une théorisation (sur la démocratie, le droit de suffrage, la participation aux décisions, la consultation comme préparant les décisions, etc.) faite dans le cours d’éducation civique, elle a un sens, elle est bien un authentique apprentissage de la citoyenneté, au sens politique qui est le sien.
Le concept de citoyenneté sociale forme le noyau de la seconde partie. Enfin un auteur qui pose cette citoyenneté comme étant celles des élèves comme étant la citoyenneté possible, en actes, à l’école.
On ne peut comprendre cette importance que si on met en relation - ce que fait Colette Crémieux - la citoyenneté et les Droits de l’Homme. Ceux qui clament l’importance des droits sociaux et culturels dans le corpus des Droits de l’Homme ne voient-ils pas que, selon les textes internationaux les plus fondamentaux, ces droits sont aussi ceux de tous les enfants, de tous les jeunes, vivant dans un état de droit, républicain et démocratique, quelle que soit leur nationalité ?
Pour que la citoyenneté sociale soit au cœur de l’école, devienne le socle de l’apprentissage de la citoyenneté politique, il est nécessaire d’en appeler à la réflexion de chacun, de chacune, de construire peu à peu la "responsabilité personnelle". Ici l’appel à la réflexion éthique est nécessaire, les Droits de l’Homme étant susceptibles, pris au sérieux, d’établir un pont entre l’éthique et le droit positif.
Les dernières pages, dans lesquelles Colette Crémieux fait preuve d’une magnifique audace pédagogique, en alliant "libérer la parole" et "partager le pouvoir", sont un appel au changement de l’école et des pratiques pédagogiques, mais dans le respect le plus grand des acteurs de l’école, respect dont chaque ligne de ce livre est empreinte.
Francine Best
Pour Beuys, le monde de l’art est une scène et la scène une salle de classe, pour Warhol, il est une usine et l’usine un marché. [...] Pour Beuys l’art est un travail, pour Warhol un commerce.
T. De Duve.
Le sous-titre du livre évoque bien sa thématique centrale : comment amener les gens à faire librement ce qu’ils doivent faire ? et devrait intéresser au premier chef les pédagogues et éducateurs qui ont à gérer la contradiction contenue dans l’injonction paradoxale : " sois (ou deviens) autonome ! ". Les auteurs, travaillant dans le champ très vaste de la " psychologie sociale ", en s’appuyant sur des enquêtes ou recherches-actions très suggestives, nous livrent quelques techniques quasi imparables pour, par exemple, amener des étudiants à choisir de se livrer à des travaux fastidieux ou pénibles, des ouvriers à mieux respecter les normes de sécurité ou des lycéens à mieux se protéger contre le SIDA. Alors que la contrainte ou l’incitation gratifiante ne marchent guère, surtout si on veut modifier, non des opinions mais des comportements, la mise en œuvre par l’individu concerné d’un engagement, même minime au départ, fait obtenir des résultats spectaculaires (ce que les auteurs appellent un " pas-de-porte " ou ce qu’ils désignent comme " escalade de l’engagement "). Et on note au passage les applications suggérées dans le domaine scolaire : obtenir un engagement des élèves, leur donner un sentiment de liberté de choix (qu’on pense aux négociations autour d’un règlement intérieur), pratiquer le renforcement positif, tout cela surpasse largement en efficacité " la carotte ou le bâton ". Ainsi, des étudiants à qui on donne une rémunération pour une tâche donnée se sentent beaucoup moins liés au comportement qu’ils ont adopté et l’abandonneront très vite, au contraire de ceux qui se sont engagés gratuitement.
À la fin du livre, les auteurs répondent aux objections (en particulier d’ordre éthique) qui pourraient leur être faites et précisent leurs conceptions du comportement humain, tout en envoyant une volée de bois vert à nombre de leurs confrères, ce qui semble pour le moins bienvenu lorsqu’on songe à certains résultats d’enquêtes chèrement payées, obtenus après de longs entretiens dits " semi-directifs " et dont les conclusions ne sont que des platitudes peu étayées.
Si le néobéhaviorisme de nos auteurs peut prêter à contestation (mais ceux-ci s’expliquent là-dessus et ne prétendent pas tout expliquer par leur théorie), si le style parfois inutilement relâché ("lancer le bouchon un peu loin") et l’humour pas toujours léger peuvent irriter, on ne peut cependant que tirer profit de ces études souvent étonnantes et troublantes et peut-être, après les travaux de l’école américaine de Palo Alto et des psychologues de la motivation, réinvestir dans notre pratique de formation certains apports de ce livre.
Jean-Michel Zakhartchouk
L’ouvrage de Béatrice Poinssac, maître de conférences à l’Institut IMAC de l’Université Paris II, traite des problèmes liés à l’intégration sociale et culturelle d’Internet dans la pédagogie. Ce livre défini par l’auteur comme "un essai sur la rencontre des "écoliers" de tous niveaux avec le réseau planétaire" (p. 11) propose une synthèse des changements provoqués par l’arrivée d’Internet dans notre civilisation du XXe siècle.
L’auteur décrit les premiers effets produits par Internet sur les usagers. Ainsi, l’accès permanent à une quantité croissante d’information donne certes une liberté vertigineuse, mais aussi le risque de se perdre. La question de l’apprentissage et de la construction du savoir se doit alors d’être posée en insistant sur la formation au raisonnement critique lors de la quête d’information.
L’intégration d’Internet en France est illustrée par un inventaire des usages des technologies. L’évolution de la culture de l’écran, l’introduction de l’informatique à l’école et dans les familles, l’intégration d’Internet à l’école par les disciples de Freinet, participent ainsi à la constitution d’un milieu d’accueil favorable au développement d’Internet. En parallèle, l’utilisation d’Internet suscite l’émergence de nouveaux métiers ("ingénieur de la connaissance", "webmestre", "cyberthécaire"), ainsi que la modification de métiers traditionnels, l’enseignant devenant alors " compagnon d’internautes ". Une nouvelle écologie des contenus à transmettre s’élabore. L’auteur insiste sur l’importance de la formation à la culture Internet et à la "netiquette", de la maîtrise des outils de navigation et des moteurs de recherche. L’interdisciplinarité s’affirme comme indispensable. L’apprentissage d’une analyse objective des documents s’impose. La connaissance des contraintes juridiques relatives à la communication des œuvres sur le réseau est nécessaire. En revanche, la question des mécanismes d’assimilation de l’information transmise par Internet apparaît loin d’être résolue. En abordant divers changements induits par Internet dans l’éducation, cet ouvrage résolument tourné vers le XXIe siècle souligne la nécessité de la formation et de la recherche sur l’utilisation Internet et ses conséquences.
Stéphanie Mathey
le 18 janvier 1999La formation en sciences humaines des enseignants est malheureusement trop restreinte pour éviter que ne se développe parfois, dans les salles de profs, une sorte de "sociologie de bazar" qui éloigne encore plus les acteurs de l’éducation de toute compréhension fine des phénomènes sociaux auxquels ils sont confrontés. C’est pourquoi il faut vivement conseiller au moins aux formateurs et autres " leaders d’opinion " dans notre milieu professionnel la lecture d’ouvrages comme celui-ci qui nous ouvre des portes, nous permet de mieux saisir la complexité des actions humaines et combat tous les réductionnismes et toutes les généralisations abusives. D’autant que ce livre de Bernard Lahire, déjà connu pour ses travaux sur l’illettrisme et les pratiques de lecture et d’écriture en milieu populaire est d’un accès aisé (si on excepte peut-être les débats théoriques des dernières pages) et souvent très agréable à lire : les exemples abondent, les métaphores sont souvent très justes, l’exposé des thèses défendues par l’auteur clair et rigoureux.
Sans jamais tomber dans une vaine polémique, B. Lahire s’oppose cependant aux thèses de Bourdieu, abondamment cité dans l’ouvrage, mais souvent remis en cause par un sociologue qui dans un entretien affirme être en fin de compte plus fidèle à l’esprit contestataire de celui qui est (hélas ?) devenu un " maître à penser " que " certains jeunes épigones en désir de fast success ". Pour Lahire, il ne peut y avoir de " théorie " qui expliquerait le réel dans sa totalité. L’acteur est pluriel, on ne peut comprendre l’immense diversité de ses comportements à partir d’un seul éclairage (l’habitus de Bourdieu par exemple). Les expériences sociales sont hétérogènes et l’unicité de l’individu une illusion. Après avoir convoqué le Proust du Contre Sainte-Beuve, Lahire affirme que " nous sommes pluriels, différents dans des situations de la vie ordinaire différentes, étrangers à d’autres parties de nous-mêmes lorsque nous sommes investis dans tel ou tel domaine de l’existence sociale ". Il convient de se méfier de ces tentatives de reconstitution d’une unité à partir par exemple d’entretiens (B. Lahire montre combien ceux-ci dépendent du contexte dans lequel ils se déroulent ; des enseignantes ne répondront sans doute pas de la même façon aux questions de l’enquêteur dans une salle de classe ou dans un café).
Ce qui nous séduit particulièrement dans ce livre, c’est l’appel constant à la trivialité, à l’analyse empirique au plus près du terrain. Il y a souvent abus lorsqu’on érige en modèle explicatif une circonstance particulière. À partir de la métaphore du sportif " en direct ", on bâtit par exemple une image de l’individu devant constamment improviser, pris dans l’urgence de l’action et obéissant à des schèmes d’action dont il n’est guère le maître. Or, le même sportif à l’entraînement n’agit pas du tout de la même façon De même doit-on garder beaucoup de réserves sur les possibilités de transfert d’une situation à une autre et B. Lahire plaide là encore pour une prise en compte du contexte, de la spécificité des situations.
Trois chapitres nous concernent plus particulièrement, nous, enseignants.
Dans "de l’expérience littéraire : lecture, rêverie et actes manqués", B. Lahire remet en cause notamment une opposition trop hâtive entre des pratiques ordinaires de la lecture de romans et des pratiques réflexives littéraires. Il montre combien la lecture romanesque des " lettrés " n’est sur le fond pas différente de celle des autres lecteurs, les textes littéraires étant avant tout des "déclencheurs de rêves éveillés qui permettent de faire un retour sur, de prolonger, d’accompagner ou de préparer l’action". L’auteur reproche à une certaine sociologie d’en rester à une conception superficielle, fondée sur la consommation culturelle ou sur les seuls avis des professionnels de la lecture centrés sur le style. En remettant au premier plan l’aspect expérientiel de la lecture, B. Lahire nous ouvre peut-être des perspectives pour rompre avec une vision trop formaliste de la littérature qui a eu tendance à envahir le secondaire.
Dans "École, action et langage", l’auteur insiste, comme il l’avait fait dans d’autres ouvrages, sur l’importance de la construction, dans l’école, d’un rapport distancié à la langue (qui n’est pas le "langage"). En opposition à la sociologie de Bourdieu qui dénonce la reproduction des inégalités, voire la création de ces inégalités à travers des exercices scolaires "détachés du réel", produits surtout pour sélectionner et exclure, Lahire montre que l’école a d’abord cette fonction nécessaire, dans nos sociétés, de " mise à distance " réflexive, de détachement par rapport à l’action immédiate, d’"intransitivité". Resterait à discuter sans doute les manières de mettre en œuvre cette réflexivité ; l’exposé de B. Lahire pourrait conforter les tenants d’une certaine tradition d’enseignement de la langue très abstraite, alors que cette dernière est en crise et échoue à former de manière authentique les enfants des classes populaires. Mais sans doute est-ce là l’affaire des pédagogues et des didacticiens, stimulés cependant par l’analyse du sociologue.
Si un enseignant n’avait qu’un chapitre à lire, il devrait se plonger dans "les pratiques ordinaires d’écriture en action". Nous déplorons si souvent les grandes difficultés de nos élèves face à la page blanche ou la copie, mais que connaissons-nous en profondeur du rapport à l’écrit qui se construit dans les familles ? Que savons-nous des pratiques effectives de l’écrit, fussent-elles modestes : listes de commissions, agendas, pense-bêtes, etc. ? B. Lahire montre notamment combien l’écrit est peu valorisé dans certains milieux, surtout chez les hommes, puisqu’il est signe de faiblesse (de la capacité à se souvenir, de savoir se débrouiller sans avoir besoin d’un papier). En même temps, l’écriture, même limitée, permet la construction d’un autre rapport au temps et à l’action (début de planification, anticipation). On peut se demander si l’école sait bien utiliser ces pratiques ordinaires (qu’elle ignore en fait complètement). Les techniques savantes d’objectivation (les diagrammes ou schémas les plus compliqués) détruisent "le rapport pratique au monde", mais elles ne sont pas fondamentalement différentes des pratiques quotidiennes utilisées par les acteurs de la vie familiale et professionnelle ("ces techniques sont inégalement réparties socialement, mais sont présentes à un degré ou à un autre dans quasiment tous les foyers dès lors que leurs occupants ont acquis les bases du lire-écrire").
Redisons donc tout l’intérêt de lire un tel ouvrage, même si on est moins intéressé par les débats entre sociologues (on aurait cependant aimé savoir comment B. Lahire se situait par rapport au courant constitué autour de Alain Touraine et le CADIS par exemple). On ne peut que souscrire au vu de l’auteur de voir se développer des travaux approfondis qui se préoccupent moins de méthode et évitent les généralisations et soient au contraire ancrés dans un monde social complexe et pluriel. Ne revendiquons-nous pas la même chose dans le domaine de la pédagogie et de l’éducation.
Jean-Michel Zakhartchouk
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