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Maurice ou la voix de son maître

Il est 16 heures 5. Maurice quitte l’école. Elève particulièrement difficile, il est pris à parti par une mère d’élève qui l’accuse d’avoir menacé son fils. Maurice est encore dans la cour et la mère, située à l’extérieur de l’école derrière la clôture, l’apostrophe. La discussion s’enflamme et génère un attroupement. L’enseignant de Maurice s’apprête à intervenir.
L’analyse de l’entretien d’explicitation conduit avec le maître met en relief deux points forts, en terme de savoirs d’action de l’enseignant : la qualité des prises d’information et la rapidité de leur traitement qui précèdent l’action, la singularité des savoirs mobilisés par l’enseignant pour éloigner Maurice de la mère.

La qualité des prises d’information et la rapidité de leur traitement qui précèdent l’action

Le maître arrive dans la cour et s’apprête à se rendre vers les lieux de l’incident.
– Situé à environ vingt mètres de la scène, l’enseignant observe. Il voit la mère à l’extérieur de la clôture. Maurice n’est pas sorti de l’école, il s’est dérouté pour se rapprocher de la clôture et de la mère. L’enseignant entend des insultes de la mère. Il voit aussi deux ou trois grands de la cité – des copains de Maurice – se rapprocher de la scène.
– Ensuite, l’enseignant évalue la gravité de la situation : il se dit : « ça va être chaud avec tout ce monde là autour », « il faut isoler », « il ne faut pas perdre de temps à essayer de parlementer ».
– Puis, tout en prenant le temps de se déplacer vers les lieux, l’enseignant se parle à lui-même. Il évalue sa légitimité à intervenir en ramenant la situation à la dimension statutaire de son autorité : « la première chose que je me dis c’est, il est dans l’école (…) il est sous ma responsabilité encore il est 4 heures 5 donc on est encore si on veut dans des limites horaires de l’école (…) il n’est pas sorti de l’enceinte de l’école », « c’est mon élève ».
– Enfin, il s’énonce à lui-même l’objectif principal de la stratégie d’action : « dédramatiser », « je me dis, ne pas en rajouter ». En même temps que l’enseignant se fixe une limite qui lui permet de se maintenir dans la relation d’autorité : « pour moi ce qu’il fallait surtout pas c’est en arriver à utiliser la force ».

La singularité des savoirs mobilisés par l’enseignant pour éloigner Maurice de la mère

L’enseignant décide donc d’agir sur Maurice.
– Il s’adresse à lui, et en même temps se positionne à ses côtés.
– L’élève se tourne alors vers son maître et commence à lui raconter sa version des faits.
– L’enseignant se rapproche tout en se tournant progressivement vers l’élève, se mettant entre lui et la mère, mais tourné vers lui.
– Ainsi, le maître parvient à capter l’attention de son élève, qui ne s’adresse plus qu’à lui.
– Mais l’enseignant n’attend pas qu’il ait terminé. Il décide de diriger son élève vers le bâtiment, en maintenant la relation d’autorité par deux liens de l’ordre du « faire » : il continue de lui parler, il se déplace vers le bâtiment en restant à côté de lui.
– Et Maurice le suit, sans que le maître ait besoin de le toucher.
La réponse à cette efficacité du maître tient à la succession de ses actions : de l’ordre du signe (« je lui montre le bureau »), du déplacement (« moi je pars et lui, il se tourne et il me suit ») et de la parole (« il est à côté de moi et je lui parle »). Plus que le contenu du message, la parole apparaît ici comme le moyen privilégié pour l’enseignant d’entretenir le lien, de maintenir l’attention, en réciprocité puisque l’élève lui parle aussi [[La parole de l’enseignant joue la fonction essentielle de maintenance de la relation humaine, à l’image de la fonction phatique du langage décrite par Jakobson. JAKOBSON (R.), Essai de linguistique générale, Paris, Minuit, volume 1 : 1963, volume 2 : 1973.]].

Pour conclure et en m’appuyant également sur d’autres entretiens menés auprès d’enseignants, je dirais que les savoirs d’action mobilisés démontrent l’unicité, la singularité de chaque situation. Ces savoirs d’action sont extrêmement contextualisés, difficilement modélisables et c’est bien l’une des difficultés à laquelle nous sommes confrontés avec la relation d’autorité. Mais en même temps, de tels savoirs peuvent être mis au jour : ils n’ont donc rien de « naturel ».

Bruno Robbes