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« Match point » au quotidien

À partir du moment où l’enseignant enseigne, se pose toujours pour lui (et pour d’autres) la question de savoir si l’élève, l’étudiant apprend : car « les effets de l’enseignement sont indéductibles[[Comme dit M Verret , cf Terrisse, Léziart, 1997. Carnus M F ., Sauvegrain J P ., Terrisse A. (2002) Intérêt et utilisation de la méthodologie d’ingénierie didactique dans l’analyse du processus décisionnel de l’enseignant d’EPS, in Terrisse A, Didactique des Sciences et des Technologies, Concepts et Méthodes, Les Dossiers des Sciences de l’Education n°8, Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, p 99-113.]] »… C’est cette question de la contingence, où le savoir transmis n’est jamais assuré, qui constitue l’intérêt de l’enseignement et celui de la recherche en enseignement, un peu comme pour les sportifs où aucune victoire n’est jamais assurée et où le score n’est connu qu’à la fin de la compétition sportive. Cette évidence de l’indécidable en enseignement est travaillée dans d’autres disciplines : en philosophie, en sociologie et évidemment en sciences. Le dernier film de Woddy Allen (2005) « Match point » fait bien comprendre à quel point elle règle nos vies : il suffit que la balle, en équilibre sur le haut du filet de tennis, tombe d’un côté ou de l’autre pour que tout bascule !

Pour une didactique clinique

Cette évidence est confirmée par les travaux menés actuellement en didactique de l’EPS par le groupe de recherche AP3E (Analyse des Pratiques d’Enseignement et de leurs Effets sur les Elèves) qui analyse les pratiques des enseignants — car ce sont eux qui portent « l’intention didactique », le projet de transformation des élèves. Cette question de la non correspondance entre la transmission d’un savoir et son acquisition est au cœur de ces études. Si la recherche en didactique se définit par sa capacité à décrire et si possible à expliquer ce processus aussi mystérieux qu’est la transmission d’un savoir, dans le but de produire une théorie de l’enseignement, elle doit d’abord s’attacher à prendre en compte les coordonnées de cet acte porté par deux sujets, l’enseignant et les élèves, à travers une « didactique clinique ».
Elle est ainsi amenée à considérer que ce processus est d’abord une histoire de relation entre sujets, certes déterminée par la nature même du savoir et les conditions de sa transmission. Mais cette position épistémologique l’amène à concevoir qu’une théorie de l’enseignement ne peut être élaborée qu’à la condition d’y intégrer une théorie rendant compte des sujets de la relation.

Pour ne pas oublier cette évidence, il suffit d’observer des séances d’EPS et de centrer la recherche sur l’activité de l’enseignant en classe pour en comprendre le fonctionnement. Par exemple, le chercheur peut comprendre qu’un enseignant d’EPS change de situation lorsque les élèves, d’après lui, n’apprennent pas ou se détournent de la tâche. Mais que dire alors de l’observation d’un enseignant qui modifie sa prévision alors que rien, dans le cours de la leçon, ne permettait de le prévoir et ne le justifie au regard de l’enjeu de savoir que portent les situations d’apprentissage ? Que dire de l’irrationalité d’une telle décision ? Est elle vraiment irrationnelle ?
La recherche en didactique de l’EPS est confrontée à la question de la responsabilité de l’enseignant dans l’acte d’enseignement : quand et pourquoi décide-t-il, par exemple, de changer de situation, de modifier les groupes ou de ne pas intervenir ? Comme pour le sportif devant son acte, nous nous posons la question de la position subjective de l’enseignant devant sa classe et des effets qu’entraîne cette position dans le processus de transmission du savoir. Comme le sportif, l’enseignant est amené à produire un acte « qu’aucun autre ne peut produire à sa place », et quelle explication en donne-t-il ?

Une part irréductible d’indécidable

Ainsi, nous avons mené plusieurs travaux sur l’analyse de l’enseignement à partir d’un modèle à trois dimensions :
– le déjà-là : l’enseignant que nous observons dans sa classe a un passé, une histoire qui va lourdement peser sur sa pratique. Par exemple, en EPS, le rapport qu’il a entretenu avec l’activité qu’il va enseigner, va influencer largement la conception qu’il se fait de l’activité et sa façon de la traiter, de la transmettre[[Loizon D, Margnes E, Terrisse A, (2005). La transmission des savoirs : le savoir personnel des enseignants, Savoirs, 107-123.]] .
– les décisions : l’enseignant en classe a plusieurs choix dans la façon d’enseigner telle ou telle activité. Non seulement, il fait un choix d’un traitement de l’activité entre plusieurs possibles, mais il peut décider du cours de son enseignement en fonction de ses intentions, encadrées toutefois par les contraintes de la situation d’enseignement, comme le niveau des élèves, leur réceptivité, et les conditions matérielles de sa pratique.
– L’indécidable : pour autant, comme nous l’avons précisé, rien ne garantit l’intention didactique de l’enseignant. L’apprentissage peut se produire ou pas. C’est la dure loi du sport comme de l’enseignement ! Non seulement, l’acquisition ne peut être assurée, mais l’effet de la transmission peut être différent des prévisions. Ainsi a-t-on observé l’utilisation d’une forme de corps dans un cycle d’enseignement de la lutte que rien ne laissait supposer.[[Sauvegrain J P, Terrisse A (2003), Analyse de la décision d’élèves à l’épreuve de combat : une étude de cas dans un cycle de lutte en EPS, in Amade-Escot C, Didactique de l’EPS ; état des recherches, Collection Recherche et Formation, Revue EPS, 339-367.]]

Si, comme l’écrit explicitement G Brousseau dans la définition qu’il donne du contrat didactique, chacun des partenaires de la situation est responsable devant l’autre de ce qu’il fait du savoir transmis, rien ne peut prédire son utilisation. Comment, dans ces conditions, peut s’effectuer une recherche qui intègre cette contingence fondamentale de la situation d’enseignement ?
Pour rendre compte de ces trois éléments constitutifs qui viennent d’être rappelés, nous utilisons une méthodologie de recueil de données qui analyse chacun de ces éléments, à trois moments distincts :
– le déjà-là fait l’objet d’une investigation approfondie des coordonnées de l’acte d’enseignement, dans ses dimensions personnelles, historiques et conceptuelles,
– les décisions de l’enseignant sont observées et minutieusement décrites par le détail de l’observation,
– les raisons de ces décisions sont recherchées à partir d’entretiens d’après coup, souvent longtemps après l’observation des séances.
Dans la mesure où, comme nous l’avons fait remarquer, nous ne pouvons prévoir ni les actes d’enseignement, encore moins leurs effets, nous devons utiliser un processus de « remaniement », qui, comme son nom l’indique se produit « après coup » pour revenir sur les raisons des décisions observées, souvent déterminées par des logiques très personnelles, liées au rapport qu’entretiennent les enseignants avec le savoir qu‘ils transmettent.
Ainsi, les résultats de nos travaux nous ont amenés à observer que l’enseignant d’EPS était « divisé » entre :
– ce qu’il avait prévu d’enseigner et ce qu’il enseigne réellement. En effet, la réalité de la classe est toujours différente de ce que l’enseignant avait prévu. C’est ce que l’on appelle à juste titre l’imprévu !
– ce qu’il enseigne réellement et ce dont il est conscient. Nous avons effectivement souvent observé que l’enseignant fonctionne « à son insu », ce qui constitue une raison supplémentaire pour essayer de comprendre quelque chose à son activité
– Ce qu’il prévoit et ce qu’il ne peut s’empêcher de faire. Nous avons observé que, dans certains cas, la décision irrationnelle s’explique, après coup, par une impossibilité de faire autrement, ce que la psychanalyse nomme le réel, soit « ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire ».[[Chemama R, 1995 Chemama R, (1995), Dictionnaire de la psychanalyse, Mot réel, Larousse, 278-281]]

André Terrisse, IUFM Midi-Pyrénées.


À consulter :
– Terrisse A (1997), La transmission du savoir dans une activité physique et sportive : les sports de combat. Dans Brousse M H, Labridy F, Terrisse A, Sauret M J, Sport, psychanalyse et science. PUF, Pratiques corporelles, 109-159.
– Terrisse A, Léziart Y, (1997), L’émergence d’une notion : la transposition didactique, Les sciences de l’Education pour l’ère nouvelle, N°3, Caen. 5-29.