Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !

Lycéen 2.0

Je travaille dans un grand lycée de banlieue. Comme tous les enseignants, j’ai des classes plus ou moins dures ou plus ou moins faciles selon les années. Il ne s’agit pas pour moi de dire que le niveau baisse ou que les élèves sont de plus en plus difficiles – j’ai connu une de mes pires classes il y a vingt-cinq ans… Mais les élèves qui sont en face de moi, au fil des années, ont changé (moi aussi…). Ce sont toujours des adolescents avec les mêmes problèmes d’adolescents qu’il y a trente ans, mais ils sont aussi différents de leurs ainés, tout comme la société dans laquelle ils vivent.

Multitâches

Avec évidemment des variations selon les classes et selon les années, je discerne quelques caractéristiques importantes et nouvelles.

Et tout d’abord le constat d’une difficulté liée à de réels problèmes de concentration. Beaucoup de bavardages (y compris lorsqu’ils sont actifs), et bien souvent un problème pour inscrire le travail sur la durée. Difficile dans ces conditions de construire des dispositifs qui durent plus de dix minutes.

Je suis très frappé par ce zapping permanent. À l’occasion de ma revue de presse et ma veille sur les questions d’éducation, j’ai évoqué le thème très présent aux États-Unis des multi-tasks kids, c’est-à-dire ces enfants qui sont confrontés aux écrans depuis leur plus jeune âge et qui ont l’habitude de faire leurs devoirs tout en étant connectés à Facebook pour « chatter » avec leurs amis, en écoutant la musique et en jetant éventuellement un œil à la télé. Je crois qu’il y a un vrai travail à faire sur cette addiction aux écrans (et celui qui écrit cela y passe beaucoup de temps !).

Lorsque l’école publique a été créée, c’était dans un contexte de concurrence avec le catéchisme et l’influence de la religion, mais ces activités ne prenaient que deux ou trois heures dans la semaine. Aujourd’hui, l’école a à faire face (je n’ai pas dit combattre) à une influence bien plus redoutable et qui occupe un grand nombre d’heures dans la vie d’un ado. Il nous faut en tenir compte et considérer que l’école n’est pas la seule source de savoirs, et qu’il vaut mieux construire une complémentarité avec ces autres sources d’information et de savoirs qu’entrer dans une compétition désespérée.

Connectés et isolés

La sonnerie retentit : c’est l’interclasse… Immédiatement les Smartphones sortent des poches ou des sacs à main. Et toute la classe est penchée pour lire ses SMS et ses e-mails…

Cette difficulté à se déconnecter n’est pas propre aux adolescents, même si elle est exacerbée chez eux. Nombre d’adultes sont aussi sujets à ces mêmes réflexes. Chez les adolescents, cette volonté de rester connectés renvoie à la sociabilité adolescente. Rester en contact avec son groupe d’amis, les retrouver à la récréation ou après le lycée, donner constamment de ses nouvelles avec du texte ou des photos, dire ce que l’on ressent, que l’on s’ennuie ou qu’au contraire, on est « ptdr », ce sont des urgences pour bon nombre de jeunes au lycée, et encore plus au collège.

Le téléphone, souvent posé sur la table, est un doudou qui sécurise et qui vous raccorde au monde, alors que les écouteurs ou le casque gardés autour du cou vous donnent la possibilité de vous isoler. Mais dans les deux cas, ils donnent le même signal : « la vraie vie est ailleurs, je ne suis ici que de passage ».

Ce qui retient leur attention, ce sont leurs histoires d’ados : qui est avec qui, qui a gagné le match de foot de la veille, la série vue à la télévision (ou plutôt sur l’ordinateur), la musique… Est-ce une nouveauté ? Il en était déjà ainsi autrefois, mais cela est accentué par ces nouveaux outils qui renforcent les réseaux et les liens sociaux. Comment faire en sorte que l’école soit à la fois ouverte sur le monde et sur l’extérieur, mais faire comprendre aussi aux élèves que l’espace de la classe et de l’établissement scolaire suppose aussi de s’abstraire et de tenir à distance les sollicitations extérieures ?

L’effort

Le discours de déploration sur la jeunesse est vieux comme le monde. Et l’ennui existait dans l’école (mythifiée) d’hier, même s’il ne se manifestait pas sous les mêmes formes. Mais ce qui caractérise la période actuelle, c’est que cet ennui et ce refus de s’impliquer s’expriment peut-être aujourd’hui avec moins de retenue.

La caricature faite par les anti-pédagos a souvent été de dire que nous (les pédagos) avons contribué à la faillite de l’école et au refus d’un certain effort, en faisant de l’apprentissage un jeu. C’est évidemment réducteur et faux. Je réponds souvent qu’il ne faut pas confondre effort et souffrance. Ce que nous essayons de faire, c’est que les apprentissages ne sont pas forcément une souffrance, mais cela ne veut pas dire pour autant qu’ils peuvent se faire sans effort. Malheureusement, il nous faut lutter contre une tendance qui ne valorise pas la difficulté, tendance propagée par la publicité, la télévision d’une manière générale, et aussi par une vulgate mal maitrisée de certaines thèses en matière d’éducation des enfants (la pensée de Dolto est plus complexe que ce à quoi elle a été réduite). Quoi qu’il en soit, nous devons tenir compte de cela dans la manière dont nous concevons nos cours.

« Ce qui fatigue, ce n’est jamais ce que l’on fait, c’est ce que l’on n’arrive pas à faire », a dit Fernand Oury. J’ai souvent cette citation en tête, à la fois comme explication et comme guide pour ma pédagogie. Lorsque les élèves baissent les bras, c’est bien souvent parce qu’ils sont en échec et qu’ils ne veulent ou ne peuvent pas aller plus loin. À nous de construire des situations où ils peuvent quand même trouver des points de réussite, pour créer la motivation à aller plus loin. Je dis souvent qu’avec certaines classes et certains élèves, nous devons être ambitieux pour deux. Je le vois au quotidien : nous avons un gros travail à faire de remotivation auprès de certains élèves, qui se demandent ce qu’ils font là et qui pensent, à priori, qu’ils ne vont pas y arriver.

Le sens de l’école

« Qu’est-ce que je fais là ? » Cette question que beaucoup d’élèves se posent peut se comprendre à plusieurs niveaux.

On a tellement survalorisé (dans les médias, au cinéma) le monde privé et intime de l’adolescence, que celui-ci devient une fin en soi : pourquoi grandir (et donc apprendre), alors qu’il y a des tas de choses bien plus intéressantes à faire ? À ce moment, l’école devient alors essentiellement un lieu de rencontres mettant en jeu les relations interpersonnelles propres à l’adolescence. Le cours est alors un moment entredeux, où l’on essayera malgré tout de rester connecté et de poursuivre cette découverte de ces relations qui prennent tant d’importance à cet âge (petits papiers, SMS, regards échangés…).

Ensuite, et c’est là le plus important, le rapport au savoir n’est pas le même pour toutes les catégories sociales. J’énonce là une évidence sociologique. Dans certaines classes, on voit même une norme de classe se mettre en place qui valorise le refus de travail et stigmatise les « bouffons ».

On sait enfin que l’école perd de sa légitimité. L’ascenseur social fonctionne mal et l’école, comme nous l’avons vu, est concurrencée par d’autres sources d’informations bien plus accessibles et plaisantes.

J’arrête là cette liste d’explications possibles, ne voulant pas courir le risque (mais peut-être est-ce déjà fait ?) de passer pour un vieux con désabusé…

Revenons à nos pratiques en classe : comme chacun de mes collègues, j’essaie de m’adapter tout en tenant le cap. Devant la difficulté à les mettre en activité, je recule quelquefois. Mais en même temps, il faut bien voir que le cours magistral et toute la pédagogie frontale ne marchent pas forcément mieux ! Cela donne bien souvent un calme illusoire, mais, lorsqu’on regarde de près, on voit les mêmes élèves qui décrochent, ne prennent pas de notes et sont dans la rêverie au bout de quelques minutes…

Dans ma classe

J’essaye de ne pas lâcher sur certaines activités, parce qu’elles me semblent efficaces et porteuses de valeurs. Je n’ai pas renoncé au travail de groupe, mais je suis très vigilant sur leur composition, la gestion du temps et la précision des consignes. Je continue aussi à proposer des débats et à laisser une place importante à la parole. Mais là encore, cela demande une énergie considérable pour tenir la classe et éviter les dérapages.

C’est aussi ce qui me permet de ne pas perdre espoir et de constater que mes élèves sont encore capables de m’étonner. Tel élève qui semble en retrait va avoir des fulgurances dans l’analyse ou la synthèse qu’il va être possible de valoriser. Telle activité que je croyais mal engagée va se révéler très motivante. Sur telle autre séance, ils vont me montrer des compétences ou des connaissances que je ne possédais pas au même âge qu’eux.

Ce qui me demande aussi beaucoup d’énergie, ce sont les rituels et les règles de vie que j’ai mis en place avec mes classes et qui sont sans cesse remis en question. Je suis en particulier très vigilant sur tout ce qui relie les élèves au monde extérieur à la classe : pas d’écouteurs autour du cou ni de portables. Cela est sans cesse remis en cause et des élèves me disent qu’ils se sentent mal s’ils n’ont plus ces appendices avec eux. Je suis également intransigeant en ce qui concerne les postures en classes : pas d’avachis, pas de manteaux. Là aussi, c’est une lutte de tous les instants.

Enfin, je voudrais dire que je me questionne beaucoup sur un certain nombre de dispositifs, dont je constate qu’ils peuvent permettre d’obtenir la paix, mais dont je doute de l’efficacité. C’est le cas, dans ma matière, des fiches de travaux dirigés où l’on demande aux élèves de remplir des réponses aux questions et de faire un certain nombre de tâches relativement simples. Si les élèves sont actifs, je ne crois pas qu’ils soient acteurs.

En guise de conclusion à ces quelques situations que chacun d’entre nous peut ou a pu vivre, je voudrais redire qu’il serait dangereux et illusoire de nier que les lycéens d’aujourd’hui sont différents de ceux d’hier. La société change, les adolescents et lycéens changent aussi. Et les enseignants, habitués à vivre dans un milieu particulier avec des jeunes toujours du même âge, ont quelquefois du mal à percevoir ces changements. Inutile de se réfugier dans un passé mythifié ou de bâtir des discours de déploration : nous devons adapter nos façons d’enseigner sans lâcher l’essentiel : les élèves peuvent et doivent apprendre.

Si certaines des caractéristiques que j’ai évoquées peuvent gêner ou, en tout cas, modifier la nature des apprentissages, il faut garder le cap. Face à ces élèves, les méthodes actives, la mise en œuvre d’une pédagogie différenciée, la personnalisation sont, encore plus qu’avant, des nécessités. Les méthodes pédagogiques traditionnelles ne sont plus efficaces et renvoient à une conception des apprentissages et du rapport au savoir qui devraient être réellement remis en question.

Mais gardons-nous aussi de l’illusion qui consisterait à croire que nous pouvons résoudre toutes les difficultés et surmonter tous les problèmes par notre action individuelle dans la classe. La société s’impose à nous et elle limite aussi notre action.

Philippe Watrelot
Professeur de sciences économiques et sociales à Savigny-sur-Orge