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Lorsqu’élèves et étudiants se laissent prendre au jeu de tâches

Le nombre comme manière d’appréhender le monde a, sans aucun doute, exercé une fascination sur l’être humain, depuis les premières entailles faites par des hommes du Paléolithique, dans un bout de bois ou sur de la pierre, il y a plus de 30 000 ans. Le nombre attire les élèves, qui découvrent à la fois sa puissance et le contrôle qu’il leur permet d’exercer sur les objets. Si l’on demande à un jeune enfant d’effectuer une addition très difficile, une réponse possible est 1 000 + 1 000 =  2 000. Lorsque l’élève un peu plus âgé découvre les puissances de 10, il éprouve une satisfaction à contrôler un très grand nombre avec une toute petite écriture… 100 000 s’écrit 105, le lien entre le nombre de zéros et l’exposant est une connaissance de premier choix pour un élève de 11 ans ! Il est important de pouvoir faire l’expérience de ces nombres.
fig_1_del_notaro_-_puissances_10-500.jpg
J’ai questionné des élèves pour ma recherche doctorale[[Christine Del Notaro, Chiffres mode d’emploi : exploration du milieu mathématique et expérience à l’école primaire autour de quelques critères de divisibilité, Université de Genève, Thèse, 2010.]], utilisant un mode particulier, le jeu de tâches, que l’on peut définir comme une interaction de connaissances entre un expérimentateur-enseignant et des élèves, et dont la particularité est l’investigation du milieu[[En didactique des mathématiques, on appelle «milieu» tout ce qui agit sur l’élève ou/et ce sur quoi l’élève agit (Glossaire de quelques concepts de la théorie des situations didactiques en mathématiques, Brousseau, 1998).]] de la situation. J’ai ensuite proposé cette manière de faire à des enseignants en formation, ce qui a donné des résultats prometteurs, dont un mémoire soutenu[[Krystel Thévenaz, Un exemple de jeux de tâches pour explorer le milieu des puissances en 6P. Université de Genève, Maîtrise, 2010.]] C’est une notion issue de la recherche en didactique des mathématiques, encore peu courante sur le terrain, que je souhaiterais partager dans cet article. En voici une illustration.

Un jeu de tâches mené par une étudiante et ses surprises

S. fait passer son jeu à un seul élève (de 10 ans et demi), situation particulière qui lui permet de se familiariser avec cette notion :
« La tâche que je devais faire passer avait comme intitulé : Nombres pairs et impairs. En dessous de cela, il y a écrit le nombre 4 477 766. Nous avons émis plusieurs hypothèses sur des tâches que l’élève pourrait effectuer :

  • Qu’est-ce que ce nombre t’inspire, qu’est-ce que tu as envie de dire par rapport à ça ?
  • Rajouter des 7 à la fin ; ex : 447776677777777 : est-ce pair ou impair ?
  • Rajouter des 0 à la fin ; ex : 4477766000000000 : est-ce pair ou impair ?
  • Comment rendre ce-s nombre-s pair-s ou impair-s ?
  • Proposer :
    • 1 est-il pair ou impair ?
    • 12 : pair ou impair ?
    • 123 : pair ou impair ?
    • 1234 : pair ou impair ?
    • 123… jusqu’à 10
  • Trouver des nombres pairs/impairs
  • Trouver des nombres divisibles par 3, 7 et 9
  • 67 456 602 : pair ou impair ?
  • 29 849 042 : pair ou impair ? »

Les étudiants sont face à un exercice difficile car il n’est pas balisé, si ce n’est qu’il a été présenté en cours. Ils doivent faire appel à leurs propres représentations.

S. continue : « L’élève dit que 447777777766 est impair car il y a plus de nombres impairs (77777777). Je lui ai alors demandé si 43 et 33 étaient des nombres pairs ou impairs afin de voir comment il allait s’y prendre. Il y a un chiffre pair et impair dans 43 et deux chiffres impairs dans 33. Il m’a expliqué que pour savoir si un nombre était pair ou impair il utilisait ses doigts. Si on pouvait diviser par deux en ayant le même nombre de doigts sur une main que sur l’autre, alors le nombre était pair. Il me montre pour 43 et 33 et en arrive à la conclusion que 43 est impair et 33, pair. Je lui demande alors si pour lui 1 est pair ou impair ? Il dit « impair », je lui écris 12, il dit « pair » ; je lui écris 123, il dit « impair ». 1234 ? Il répond égalité. 12345 ? Impair ; 123456 ? Égalité ; 1234567 ? Impair ; 12345678 ? Égalité, car il y a quatre chiffres pairs et quatre chiffres impairs. Il dit encore que 123456789 est impair et 12345678910, pair, car il construit 10 avec 5+5 ce qui donne 6 chiffres pairs contre 5 impairs. »

Cette illustration montre d’une part que l’étudiante a magnifiquement joué le jeu, en ce sens qu’elle se calque sur les propos de l’élève pour le questionner, et ne se laisse pas perturber par ses « erreurs ». L’élève suit une logique qui ne le conduit pas à la bonne réponse, à cause d’une confusion chiffre/nombre qui lui fait considérer que 33 est un nombre pair, puisqu’il peut montrer trois doigts à gauche et 3 doigts à droite. Le nombre 33 est constitué de 3 et 3 ; le premier 3 est pris en tant que chiffre ; le glissement de nombre à chiffre est manifeste ici, puisqu’en réalité ce 3 désigne 30. On comprend donc que la réponse « 43 est impair », bien que correcte, est prise elle aussi dans ce glissement chiffre/nombre. 43 est impair car il n’y a pas le même nombre de doigts à gauche (4) qu’à droite (3). L’élève change ensuite de logique : il dit que 1 est impair, apparemment il sait cela ; prenons la suite :

  • 12 est pair (il y a autant de chiffres pairs que de chiffres impairs dans ce nombre).
  • 123 est impair (1 chiffre pair et 2 chiffres impairs)
  • 1234 : égalité (c’est là qu’il nous donne à voir sa logique : il y a autant de pairs que d’impairs)
  • 12345 : impair
  • 123456 : égalité, et ainsi de suite.

L’enjeu

L’enjeu d’un jeu de tâches est de ménager un espace à l’élève pour l’expérimentation de concepts de mathématiques. C’est un moment d’échanges entre enseignant et élèves lors duquel ces derniers peuvent se consacrer au tâtonnement, à la recherche, à des essais/erreurs, exempts de toute évaluation. La posture de l’enseignant (et/ou du chercheur) est celle de « décrypteur » des connaissances des élèves : il ne s’agit pas d’un questionnement univoque, mais au contraire, fait de tout ce qui surgit dans l’interaction, ainsi que des représentations de l’enseignant.

La procédure

Le jeu de tâches est un ensemble de tâches qui découlent en principe les unes des autres, sans être hiérarchisées pour autant. En premier lieu, il s’agit de procéder à une investigation personnelle du milieu, mettant en évidence tout ce qui pourrait en ressortir, que ce soient les stratégies des élèves, leurs représentations, ou encore toutes les tâches corollaires qui viennent à l’esprit à ce moment-là. Nous appelons cela les « cartes » du jeu de tâches, à considérer comme autant de relances à faire à l’élève/aux élèves en cas de besoin ; le jeu de tâches peut être mené avec un ou plusieurs élèves, ou avec l’ensemble de la classe. L’enseignant répond à ce que fait l’élève, par une tâche ou une contre-suggestion, ce qui apparaît clairement dans la narration ci-avant : la stagiaire répond par du contenu mathématique et non pas en termes de juste ou faux. L’expérimentateur est lui-même soumis aux contraintes du savoir en ce sens qu’il répond sur le coup, avec ce que les mathématiques en question évoquent pour lui.

On comprend d’ores et déjà que le jeu ne prendra pas la même tournure selon l’expérimentateur qui le propose et, a fortiori, selon les élèves qui y « jouent ». Il est important pour les futurs enseignants (et peut-être aussi pour les enseignants chevronnés), de s’autoriser une sorte de lâcher prise ou de perte de contrôle momentané par rapport aux leçons préparées dont ils sont coutumiers. Certains sont parfois déstabilisés par le fait de ne pas savoir exactement où ils vont et d’autres, au contraire, se plaisent à chercher par pur plaisir des maths. Cette façon de questionner le milieu de la tâche représente une autre façon de laisser de la place à l’expérience des élèves. On n’est plus ici dans la mise en œuvre d’une « bonne situation d’apprentissage », mais plus exactement, dans la recherche d’une situation qui fera sens pour l’élève, hic et nunc.

Il s’agit d’une alternative aux problèmes ouverts, permettant de comprendre de quoi sont faites les connaissances manifestées par des élèves de fin du primaire.

D’autres « cartes  » de jeu en géométrie

Ce croquis aux contours non rectilignes comportant de petits cercles pour désigner les coins de la figure, a été effectué par un élève de 4 ans. Le stagiaire a demandé de dessiner un carré, les élèves y travaillent depuis quelques jours ; ce dessin vient après qu’un autre élève a déclaré que le carré avait plusieurs coins. L’élève en question rajoute des ronds pour figurer ces coins.
fig_2_del_notaro_-_les_coins_du_carre_.jpg
Le jeu peut être alimenté (« cartes ») de la manière suivante :
Demander : est-ce qu’il y a des coins « plus coins » que les autres ?
Si oui : faire rajouter en bleu un coin « plus coin  »
Prendre une autre couleur, pointer un coin et demander ici, c’est plus coin ?
Demander ensuite de dessiner les coins sur d’autres figures, par exemple :
fig_3_del_notaro_autres_figures-500.jpg
Ce que cela donne, a priori, on n’en sait rien… Il faut « aller y voir » ; jouer signifie accepter de perdre le contrôle.

Le jeu de tâches a des effets sur la stimulation des apprentissages en ce sens qu’il permet la constitution d’expériences chez les élèves, ce qui leur fait défaut à l’école la plupart du temps.

L’enseignant peut lui aussi exploiter de cette manière les compétences et les connaissances de chaque élève pour encourager et motiver ses apprentissages.
Les propos d’étudiants suivants reflètent à la fois leur propre implication et celle de leurs élèves :

« Nous sommes surpris de l’engouement que nous avons eu lors de la phase réflexive concernant l’investigation du milieu. En effet, nous nous sommes laissé surprendre par l’envie d’investiguer d’avantage et par les possibilités de recherche que nos deux calculs de base offraient. Nous sommes donc convaincus du fait que ce type de démarche a un réel potentiel d’enseignement et d’apprentissage et qu’il serait pertinent de favoriser son utilisation en classe. Nous avons été impressionnés par l’intérêt dont les élèves ont fait preuve. Ils étaient réellement pris et motivés par les différentes tâches que nous leur avons mises à disposition afin de rechercher les différentes logiques. »

On ne peut pas faire l’économie de l’expérience, mais cela demande du temps.

Christine Del Notaro
Université de Genève