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Lignes de clivage

Les débats éducatifs d’aujourd’hui semblent verser dans le délire. La violence des propos des antipédagogues, le silence de beaucoup d’universitaires de sciences de l’éducation, la confusion idéologique qui règne dans la gauche elle-même pourraient même nous faire désespérer du débat démocratique. Faut-il se résigner à la confrontation de l’insulte et de l’autisme pendant que les partis politiques esquivent les vraies questions ? On pourrait, au moins, pointer – pour tenter de déblayer un peu le terrain – quelques lignes de clivage.

– La question du sujet. Le débat sur « l’élève au centre » a permis d’esquiver ce qui, à tous les sens du terme, fait – heureusement ! – problème : la place du sujet dans son éducation. La véritable opposition ne se situe pas, en effet, entre les tenants d’un modèle « transmissif » et les partisans du « constructivisme » : les uns et les autres peuvent parfaitement écraser le sujet sous le poids du discours magistral injonctif, d’un côté, ou sous celui de la construction technocratique, de l’autre. Les « républicains » sont parfois les alliés des « didacticiens » dont ils dénoncent le jargon. Et, même si ces derniers font un véritable travail sur les situations d’apprentissage, ils n’en sont pas moins tentés, eux aussi, de congédier le désir de l’élève, de convoquer la « machine à apprendre » censée ingérer sur commande le savoir. Les uns et les autres dénoncent « la démission de ceux qui refusent de transmettre »… ou « l’aveuglement de ceux qui laissent massivement jouer la complicité culturelle ». Ils ont raison. Mais ils doivent entendre, les uns et les autres, la nécessité d’allier instruction et émancipation dans un même mouvement. Faute de quoi, on n’est plus vraiment dans l’éducation.

– La question de l’exigence. Tout le monde jure ses grands dieux qu’il est essentiel de transmettre des savoirs exigeants. C’est vrai. Mais tout dépend avec qui l’on veut être exigeant : avec « les élèves » ou avec « chaque élève ». Être exigeant « avec les élèves », c’est, les yeux fixés sur l’horizon d’un niveau idéal, se débarrasser de ceux qui entraveraient la progression des plus forts. Être exigeant « avec chaque élève », c’est l’accompagner pour qu’il atteigne dans son travail un niveau de perfection qui lui permettra de se dépasser. Dans le premier cas, on met une mauvaise note aux travaux bâclés et l’on oriente leurs auteurs vers des voies de relégation : l’exigence collective est l’alibi de la démission. Dans le second cas, on met en pratique une « pédagogie du chef d’œuvre », plus inspirée des Compagnons du tour de France que de mai 1968, qui, à travers des projets où les élèves peuvent s’impliquer, leur permet d’engager une vraie dynamique intellectuelle. L’exigence individuelle est, alors, un véritable outil de démocratisation.

– La question de l’exclusion. Depuis la Deuxième Guerre mondiale, la démocratisation a progressé car les classes moyennes, qui n’ont cessé de renforcer leur poids politique, voulaient que leurs enfants intègrent l’enseignement secondaire, lycée compris. Voilà qui est fait. Restent les 15 % à 20 % d’enfants « difficiles », issus des classes populaires et victimes de discriminations sociales, économiques et ethniques. Il n’est pas sûr que les classes moyennes veuillent financer une École pour intégrer ces enfants. D’où un relatif consensus contre les « barbares » et une timidité des partis politiques pour prendre à bras-le-corps une question qui ne caresse pas leurs électeurs dans le sens du poil. D’où un impensé qui finit par s’imposer un peu partout : « Sortez-les ! »… Rompre avec cette logique imposerait d’être plus visionnaire que gestionnaire, avec un courage politique qui pourrait emporter l’adhésion. Parce que « le pire n’est pas toujours sûr » et parce qu’on finira bien par comprendre qu’« une chaîne vaut ce que vaut son maillon le plus faible ».

Philippe Meirieu, professeur des universités et militant pédagogique.