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Liban : enseigner, une fonction vitale

Carole Chamoun El Bared enseigne les SVT depuis vingt ans au lycée Nahr Ibrahim qui accueille du primaire à la terminale des beyrouthins et des enfants d’expatriés de tous horizons. On y parle français parce que, nous rappelle l’enseignante, « le Liban était sous mandat de la France jusqu’à son indépendance en 1943 ». Echanger avec elle c’est aussi visiter l’histoire contemporaine aux couleurs sombres. Elle se destinait à la médecine, la guerre l’a empêchée de profiter à l’étranger de sa bourse obtenue. Pour rester auprès de ses parents dans un pays en flammes, elle a opté pour des études en physiologie animale, qui l’ont menée par hasard au métier d’enseignante. Elle n’exprime nul regret, mais plutôt un amour profond pour son activité professionnelle, une activité où sans cesse, elle recherche, invente. « Je ne peux pas ne pas évoluer dans ma tête, mes cours, mes méthodes », dit-elle.

Après son CAPES, elle n’a pas bénéficié de formation. Alors, elle a appris sur le tas, s’intéressant très tôt à la recherche en éducation et « à l’approche française de l’école ». Elle part en stage à l’INRP où l’on s’étonne parfois des expériences et savoirs qu’elle acquiert seule sur le terrain. « Quand tu aimes ton métier, tu as la volonté, tu cherches à améliorer ta pédagogie ». Elle s’intéresse aussi aux nouvelles technologies. En 1996 elle installe une station météo dans son lycée, une des premières dans un établissement scolaire. Depuis, elle a créé un site web, elle utilise le tableau interactif, les réseaux sociaux.
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Du chinois pour les élèves

Son bonheur d’être prof, son entêtement à innover sans cesse malgré les difficultés, Carole Chamoun El Bared les puise dans le plaisir qu’ont ses élèves à apprendre les SVT. Elle pratique peu le cours magistral ou alors dans les cas extrêmes lorsqu’une bombe ou une grève ont fermé le lycée pendant quelques jours. Il faut alors rattraper les heures perdues. A ces cours statiques, elle préfère proposer des situations d’apprentissage actives. « Je vois leurs yeux qui brillent, ils se considèrent comme des chercheurs ». Longtemps enseignante auprès des lycéens, elle intervient cette année en classes de niveau collège. « Lorsqu’ils arrivent en 6e, ce que disent les profs, c’est du chinois pour les élèves ». Les niveaux sont hétérogènes, les connaissances diffèrent. Alors, elle consacre les cinq premières semaines de l’année à repérer les points forts et les points faibles de chacun et à les faire progresser ensemble vers une base commune. Durant cette période, aucune note n’est donnée. « La note donne une comparaison avec les meilleurs. Si cette comparaison existe alors le faible restera faible. » D’ailleurs, explique-t-elle, « il n’y a pas de faibles, il y a des élèves en difficulté qui n’ont pas reçu les notions clés ». A ces élèves, elle accorde toute son attention par une pédagogie différenciée. Elle leur propose d’explorer leurs centres d’intérêt en lien avec les sciences et vie de la terre pour qu’ils développent une expérience, qu’ils enrichissent leurs connaissances. « Un de mes élèves est dyslexique. Il est passionné par les insectes. Je lui ai demandé de réaliser un travail sur ce thème. Je l’ai encouragé à le faire à sa façon. Nous avons ensuite élaboré une carte mentale pour retracer ce qu’il avait appris et comment il s’y était pris pour apprendre ».
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Faire faire, laisser les élèves apprivoiser les savoirs et leur amener la méthodologie nécessaire, quelque soit le niveau scolaire où elle intervient, Carole Chamoun El Bared applique la même méthode. « Quand ils font par eux-mêmes, qu’ils expérimentent, les résultats sont bien meilleurs que lorsqu’on leur explique… et qu’ils dorment ». Avec ses classes de seconde, elle avait initié un système de cartes mentales construites ensemble avec l’aide d’un tableau interactif pour appréhender un thème, depuis les notions de base jusqu’aux enseignements tirés des expériences. Les cartes retracent le plan de cours, signalent les difficultés rencontrées et soulignent les points à retenir. « Ainsi, je n’impose pas ma stratégie. Les élèves sont motivés, intéressés et chaque fois j’apporte quelque chose de nouveau. » Des groupes d’échanges sur Facebook prolongent le travail. Chaque classe a son groupe pour partager et poursuivre la construction collective des savoirs. Sur son site, l’enseignante propose des fiches méthodologiques mais également des informations sur les dys et les difficultés d’apprentissage. Et puis de temps à autre, elle envoie des liens utiles avec WhatsApp. Elle n’en délaisse pas pour autant le papier et le crayon. Pour les élèves dys, le passage par l’écrit à la main s’avère utile. Et puis, les expatriés à leur arrivée mettent parfois du temps avant d’avoir une connexion. « Ici nous avons l’électricité dans les maisons grâce à des groupes électrogènes » explique Carole. Ce n’est pas le moindre des paradoxes : dans un pays chaotique sans gouvernement depuis un an, son établissement utilise Pronote et elle-même développe moult usages pédagogiques du numérique.

« C’est notre façon de résister »

Peut-être est-ce cela l’esprit de résistance : continuer à progresser, imposer la vie, miser sur le meilleur pour les générations à venir dans une contrée en guerre depuis 1975. « La guerre est encore là. Ce ne sont plus des bombardements. Un kamikaze peut être à côté de toi dans la rue ou une voiture piégée. Mais nous, les libanais, nous continuons à sortir. C’est notre façon de résister. »
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Carole Chamoun El Bared est viscéralement attachée à son pays. Elle a choisi d’y vivre et d’y rester car ces années de chaos n’ont pas effacé dans son esprit la beauté et la richesse culturelle du Liban. Donner toutes les chances de réussir à des enfants grandis à Beyrouth ou venus en expatriés, quelque soit la raison de leur présence, elle attache une importance vitale à l’objectif qu’elle s’est fixée. « J’ai été une combattante dès l’âge de onze ans, alors forcément j’ai du caractère et beaucoup de confiance en moi ». Isolée souvent dans son approche de la pédagogie, elle apprend constamment de ses élèves, des difficultés à résoudre et se ressource en venant fréquemment en France. Le métier d’enseignant est mal payé et peu considéré au Liban. Peu importe, elle l’exercera jusqu’au bout, jusqu’à l’âge de la retraite, mue par la passion de donner envie d’apprendre à ceux qui entrent dans sa classe et de conquérir un peu de liberté par l’apprentissage et beaucoup de respect. « Le respect n’est pas une faiblesse, mais le fruit et la preuve » a-t-elle inscrit au fronton de son site, une façon de résumer sa conception de l’éducation où le facteur humain est une denrée essentielle.

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Pays en paix ou pays en guerre, la pédagogie se partage au-delà du chaos. Dans les seconds, la dose d’engagement à placer dans son métier est au-delà du simple courage, une nécessité pour que l’avenir soit meilleur, un acte de survie au nom d’une nation, d’un collectif. Le parcours de Carole Chamoun El Bared en témoigne, elle qui nous dit « Je cherche la liberté dans l’esprit ». Et laisser des esprits libres se développer, s’épanouir, n’est ce pas le but de l’éducation ?

Monique Royer