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Les regards brisés

Ces jours-ci encore hélas, l’actualité c’est la guerre. La guerre et les images insupportables des bombardements, avec leurs victimes  » collatérales « . La guerre et le nettoyage ethnique du Kosovo avec les longues files des réfugiés qui se pressent aux frontières par centaines de milliers. Et avec ces Kosovars épuisés, hagards, brutalisés, leurs enfants aux regards brisés.

Pas d’images

C’est par eux que cette actualité est aussi éducative et nous interroge donc ici.

Schneidermann dans  » Arrêt sur images  » du 9 mai faisait remarquer très justement que les massacres au Kosovo, annoncés par les Serbes eux-mêmes avant les bombardements, n’existent pas. Pas encore. Malgré tous les témoignages verbaux des rescapés, la terreur serbe n’a pas encore de réalité parce qu’on n’a toujours pas d’images On a redouté en effet les pires exactions, les assassinats dans la nuit et le brouillard quand les Serbes ont chassé les caméras et les journalistes étrangers. Alors aujourd’hui c’est dans le regard des enfants du Kosovo qu’il nous est possible de voir l’horreur de ce qu’ils ont vu. Et ces regards sont insoutenables à lire. Il y a l’épouvante atone de cette fillette qui nous dit :  » Les soldats ont tué ma mère « , et qui a, elle, une balle dans le pied Il y a le petit garçon au bras cassé et  » qui n’a pas pu, dit-il, sauver sa petite sur de la mort  » Il y a chez tous cette stupeur morne, comme une impossibilité à croire que des grandes personnes aient pu leur faire ça.

Et devant l’immensité de ces blessures, on peut constater que c’est encore par l’éducation que les associations humanitaires font revenir le sourire dans ces regards mutilés.

Comment enseigner après la barbarie ?

La première chose : leur donner, leur redonner la parole, les mots. Leur permettre de dire l’innommable, d’exprimer l’impensable. Et ce sont des récits d’abominations et d’assassinats. Ce sont des dessins de feu et de sang par lesquels l’enfant tentera de faire sortir de sa tête les images invivables, la mort coeur renversé [[Comme l’écrivait en 1938 Paul Eluard dans un poème au titre amèrement ironique : La victoire de Guernica ( » Cours naturel « ).]]. Et qu’il puisse mettre des mots, des traits sur ce qu’il a vécu, sur l’épouvante. C’est d’abord ça qu’on leur fait faire dans les écoles sous toiles blanches des camps de Macédoine et d’Albanie. Et comment pourraient-ils en effet apprendre quoi que ce soit si ce débriefing n’était pas fait ? Toute autre parole pédagogique viendrait buter contre ce mur de peur qui bouche l’esprit et la sensibilité. Pour oublier, il faut d’abord pouvoir se souvenir.

Il faut d’abord faire ça, et après seulement les distraire, littéralement les  » tirer hors  » de ces pensées-là, de ces images-là, par les jeux et le rire. Et après seulement on peut revenir à des occupations plus scolaires : lire, écrire, apprendre encore le monde et ses merveilles que les soldats ont obscurcies en eux.

L’élève et la leçon

Ce  » passage à la limite  » à travers les regards des enfants du Kosovo n’est pas sans nous donner en raccourci une fulgurante leçon de pédagogie. Il impose de réaffirmer, pour tout acte éducatif, le primat du sujet en tout apprenant. L’éducation se doit de considérer chez l’élève non seulement un  » sujet cognitif « , mais d’abord un enfant, un adolescent, avec son histoire personnelle, irréductible à tout autre.

On a vu ces temps-ci, à propos des réformes du collège ou du lycée, ressurgir çà et là une vieille querelle. Savoir qui  » mettre au centre du système éducatif « . L’élève ? L’enfant ?

La réponse à cette  » question d’école  » induit selon le cas une conception évidemment différente du métier d’enseignant et de son identité professionnelle. Ne vouloir considérer en l’élève que l’élève, qu’un  » produit scolaire « , permet de se borner à transmettre des connaissances et de ne réclamer du temps et des moyens que pour ça. Qu’on ne vienne pas me prendre des heures sur ma chère discipline Tout pour les contenus et rien pour l’attention au chemin qu’emprunte la connaissance qui est aussi une conscience de soi Est-ce qu’il faut classer le travail d’expression qui est tenté sous les écoles de toile en Albanie parmi les animations farfelues que l’on voit chez nous dans ce qu’on appelle  » la vie de la classe « , le  » tutorat « , l' » éducation citoyenne  » ou l' » aide individualisée  » ? On reconnaît volontiers qu’il faut aussi écouter l’enfant ou l’adolescent qui nous parle à travers l’élève. On a bien remarqué, chez les élèves  » difficiles  » des ZEP  » sensibles « , qu’on ne peut accéder avec eux à l’éducation que par ce passage-là. Mais on demande encore et toujours que ce travail se fasse en ajoutant des heures à leur emploi du temps. Et qu’on ne vienne pas m’enlever un quart d’heure de classe sinon, je me mets à hurler au lycée light et à annoncer que le niveau va encore baisser.

Au printemps, les enfants du Kosovo ont cessé brutalement d’être des élèves.

Pour qu’un jour prochain ils puissent le redevenir, il faudra d’abord, quand ils rentreront en classe, écouter leurs mots et lire dans leurs regards d’enfants.

Raoul Pantanella