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Les refus d’apprendre, l’élève, son professeur et la littérature

Jessica Vilarroig est professeure de lettre dans un dispositif Soins-études. Elle est formée à l’Art thérapie. Elle livre avec ce livre un ouvrage à la fois complexe et enthousiasmant.

Dès l’introduction, l’auteure convoque les meilleurs auteurs sur l’âme humaine et son psychisme sans que jamais le lecteur ne soit saisi d’un quelconque vertige d’incompétence. En filigrane d’un discours magnifique construit et étayé apparaissent Freud, Mélanie Klein, Bion, Winnicott, Bion, Maldiney, plus loin André Green et bien d’autres. Leurs outils théoriques sont mis à la disposition d’une remarquable description de l’adolescence, ce temps si difficile où le sujet doit doucement accepter que s’achève « la grâce du temps de l’enfance ». Être en métamorphose, l’adolescent doit se détacher des formes du passé et se diriger, dans un état semé « d’enthousiasme et de périls », vers il ne sait où : on ne guérit pas de l’adolescence disait Winnicott.

On pourrait pourtant croire que le livre, écrit par une spécialiste des élèves décrocheurs, décrochés, décrochant, ne s’adresse qu’à un public restreint et pourtant, au fil de la lecture, chacun se trouve saisi par une description d’élèves et de groupes qui est son lot quotidien. Bien au-delà d’un ouvrage pour professeur de lettres, Les refus d’apprendre s’adresse à tout pédagogue confronté à ce temps difficile. L’espace littéraire peut faire résonner, comme en écho, l’espace psychique de l’élève ou du groupe. La classe devient une scène intersubjective dans laquelle il faut savoir vivre, mais aussi, paradoxalement, savoir se retirer et mettre en action sa « troisième oreille  » pour écouter ce lieu d’émotions et de vie, qui permet de passer au-delà du paraître.

Et dans ce moment de constitution de la personnalité des sujets-élèves, la littérature a un rôle à jouer. Le moi se constitue, à l’adolescence, par identification et projection successives. Les textes littéraires, en ouvrant des espaces transitionnels et utopiques (encore Winnicott) travaillent comme des « tuteurs identitaires », des modèles identificatoires qui permettent de mettre en mots les émotions qui agitent cet âge si particulier.

Quid du refus d’apprendre, ce « refus momentané d’accueillir quelque chose de l’autre en soi, […] un refus de se construire de l’intérieur », refus d’avenir ? Le texte littéraire permettra la rencontre de l’autre, qu’il soit élève, professeur, narrateur, personnage, « une ouverture polyphonique de la rencontre de l’altérité », donc de soi-même.

Vient alors un chapitre qui ne laisse pas de surprendre par sa démarche, qui instille d’abord le doute et la surprise. Jessica Vilarroig construit des archétypes d’élèves à l’image de personnages de roman, des écrivains. On retrouve l’élève « Antigone », « figure du devoir, de l’engrenage tragique », souvent bons élèves qui recrachent immédiatement des savoirs figés : apprendre, mais ne pas comprendre, « élèves tragiques et inquiétants car leur réussite scolaire […] répond à la toute-puissance d’un projet mortifère ». L’élève « Bartleby », personnage d’une nouvelle de Melville, est celui du « I would prefer not to », figure d’une résistance passive, docile, apathique. Pour l’élève Rimbaud, « Je est un autre ». L’élève Zazie, enjoué et rieur, – on dirait maintenant TDAH –, il est celui du « Napoléon, mon cul ! Il m’intéresse pas du tout, cet enflé, avec son chapeau à la con ». Rapidement, le lecteur d’abord sceptique se met à rêver et donne des visages aux archétypes proposés par l’auteure. Mieux, il s’en inventera d’autres. S’il est professeur de musique comme moi, il imaginera l’élève Vivaldi, qui alterne la vivacité et l’excitation les plus vives à l’introspection, l’élève Beethoven, massif, sûr de lui, mais qui écrira le plus tendre, simple et universel des thèmes jamais composés. Jessica Vilarroig ne fige pas les élèves dans ces archétypes. Les archétypes permettent de décaler momentanément le regard que l’on porte sur les élèves et sur les situations scolaires d’apprentissage.

Et si nous essayons la poésie ? Et si nous essayons la rêverie ? Le livre est un ouvrage de pédagogie ancré dans la littérature, l’objet professionnel de l’enseignant. Poétisons les situations scolaires en ouvrant chez ses élèves un espace de rêverie où pourraient s’élaborer les désirs nourris par les objets d’étude. Mais restons à l’écoute des soubresauts de la conscience. Alors, l’enseignant pourra être à l’écoute et accompagner la formidable métamorphose psychique de ses élèves sur le terrain de l’apprentissage. Ces « élèves symptômes » deviennent les allégories d’une résistance au système scolaire qui nous demandent d’effectuer un travail du négatif en pédagogie.

L’ensemble de l’ouvrage est obnubilé par le sujet et son avènement, qu’il soit élève en déshérence provisoire ou profonde, qu’il soit professeur en proie à ses doutes et ses difficultés. Il faut reconnaître qu’il existe une intersubjectivité qui doit agir sur les choix de l’enseignant et ses élaborations pédagogiques.

Jessica Vilarroig croit en une réintroduction nécessaire de la rêverie dans les situations d’apprentissage, réintroduction qui permet de ne plus s’inscrire « dans une politique de l’immédiateté tyrannique », qu’elle soit celle de l’injonction d’apprendre ou de l’injonction d’enseigner. L’important n’est-il pas, finalement, de sortir l’élève d’une vision figée et de le poétiser pour ouvrir avec lui le champ des possibles ?

Jean-Charles Léon