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Les jeux vidéo : outils pédagogiques ou vecteurs de l’idéologie dominante ?

Une partie du corps social tend à rejeter globalement les jeux vidéo. Des groupes, en général politisés à droite de l’échiquier politique, voire à l’extrême-droite, n’y voient, dans une perspective politico-religieuse, qu’une « sous-culture » dangereuse pour les jeunes, faisant l’apologie de valeurs « immorales ». D’autres, situés à gauche, ou à « l’extrême-gauche », s’inquiètent que ces produits ne se basent — quasiment — que sur des valeurs néo-libérales faisant la part belle à l’accumulation de ressources, prônent des valeurs guerrières et sexistes, le culte de la loi du plus fort et de la réussite personnelle. Si ces critiques « percent » parfois dans certains médias, elles tendent aujourd’hui à être délégitimées, assez habilement d’ailleurs, par les industriels du loisir qui, s’inscrivant opportunément dans le registre du « politiquement correct », dénoncent le fait qu’elles proviennent de groupes « extrémistes », parvenant ainsi à convaincre les journalistes et une partie importante du public qu’elles sont vaines et stériles.

S’il faut en passer par là…

Au début des années 1980, alors que l’on songeait à introduire la micro-informatique à l’école, les jeux vidéo étaient perçus par les promoteurs de cette « nouvelle technologie » comme des divertissements permettant aux jeunes, et aux moins jeunes, de s’initier à l’ordinateur. Depuis cette époque, un certain nombre d’enseignants et d’éducateurs, désireux d’amener le plus grand nombre de jeunes à maîtriser l’outil informatique (car ils sont convaincus que c’est nécessaire) réfléchissent dans une perspective analogue : si l’enfant doit passer par la pratique du jeu vidéo pour s’approprier l’outil informatique, il faut s’y résoudre même si, « au cas par cas », certains jeux peuvent déplaire à l’adulte. Cette tendance est, à notre sens, renforcée au niveau du corps enseignant depuis que les politiques ont imposé – et légitimé – l’introduction de l’informatique et des « nouvelles technologies » dans les établissements scolaires (milieu des années 1990[[Sans nier pour autant l’importance d’opérations menées antérieurement – le plan « informatique pour tous » notamment – ce n’est qu’à cette époque que certaines réticences, politiques ou pédagogiques, face à ces produits semblent s’effacer, du moins au niveau d’une majorité des professeurs. Ce mouvement sera renforcé par les injonctions du gouvernement Jospin.]]). L’usage de la micro-informatique est sans doute devenu une nécessité dans nos sociétés « post-industrielles », mais n’oublions pas que, dans le monde du travail, d’après plusieurs études menées sur la question, l’ordinateur est un outil générateur de stress, renforçant le contrôle patronal sur la tâche, et qu’il est avant tout associé dans la sphère privée à des pratiques consuméristes, notamment chez les jeunes.

Notre propos n’est pas de jeter ici l’opprobre sur tel ou tel enseignant faisant un usage pédagogique de tel ou tel jeu vidéo — dont il peut maîtriser le contenu — dans sa classe. Nous tenons simplement à attirer l’attention sur les stratégies de légitimation utilisées par les industriels du loisir pour tenter de « vendre » leurs produits et de faire sauter des « barrages » pouvant encore apparaître ici où là. Cette tendance est notamment traduite dans le monde anglo-saxon par la problématique des « serious games » qui tend à être importée actuellement en France. Par extension, divers intervenants, se présentant parfois comme scientifiques, mettent en exergue, au travers de leurs « travaux » et interventions publiques, des « bons produits » (qu’ils citent souvent nommément), censés rendre les jeunes plus intelligents et plus cultivés (ils citent là des jeux comme la série des Civilizations ou des Ages of empires), plus sociables (The Sims), voire intervenir lors de processus thérapeutiques, qu’il s’agisse de troubles mentaux ou de maladies (mais que l’on ne s’y trompe pas, là, ces bonnes âmes « ciblent juste », puisqu’elles évoquent l’obésité et le cancer plutôt que le chikungunya…).

Opium du peuple ?

Présentons ici succinctement quelques conclusions issues de nos travaux : les jeux vidéos génèrent des « grandeurs » : les joueurs — enfants, adolescents ou jeunes adultes — peuvent en effet, au travers de leur pratique, incarner de façon récurrente de « grands hommes », qu’ils soient puissants guerriers, magiciens, chefs d’Etat, sportifs d’exception, etc. D’un point de vue sociologique, cette possibilité est à mettre en parallèle avec la situation sociale problématique de la jeunesse d’aujourd’hui, touchée par le chômage, la déqualification et la dépendance prolongée par rapport aux parents. Certains pensent que cette logique présente des aspects « positifs » : dans cet univers virtuel, un jeune – en échec scolaire par exemple – peut en quelque sorte se « réassurer », prendre confiance en lui, et transposer ces acquis ailleurs. Peut-être, mais on peut aussi y voir là une sorte « d’opium du peuple » et un moyen de contrôle social efficace, pouvant « anesthésier » une partie de la jeunesse… Quant aux contenus, mis à part quelques produits quantitativement marginaux, force est de constater que les jeux vidéo relayent, de façon parfois caricaturale, l’idéologie néo-libérale, un grand nombre des jeux « militaristes » épousant même la vision géopolitique du gouvernement Bush… C’est indéniable, y compris au niveau des titres cités précédemment, que l’on valorise en en méconnaissant souvent le contenu. Et si certains jeunes, du fait de leur éducation familiale, ou de leur niveau scolaire, ont les capacités de se distancier de ces thématiques, permettant par exemple une pratique « au second degré », c’est loin d’être le cas de tous. D’où un problème de fond. On trouve par ailleurs une variation significative des contenus des « jeux vidéo » en fonction du support : les jeux dont les éditeurs vantent les mérites « culturels » étant plutôt produits pour les micro-ordinateurs (dont l’acquisition reste socialement déterminée) alors que jeux de sport et jeux de combats répétitifs fleurissent sur consoles.

Nous pensons donc que les jeux vidéo doivent être appréhendés, dans une perspective scolaire, au regard de l’éducation à l’image : un peu comme il apparaît aujourd’hui nécessaire qu’un jeune puisse « décrypter » une œuvre littéraire, une bande dessinée, un film, une émission de télévision ou une publicité, il semble fondamental que les « jeux vidéo » fassent en classe l’objet d’un traitement analogue, passant par des actions de formation spécifiques auprès des enseignants, et la constitution de corpus de référence.

Laurent Trémel


Références bibliographiques de l’auteur :

Jeux de rôles, jeux vidéo, multimédia : les faiseurs de mondes. Paris. PUF. 2001, Préface de Jean-Louis Derouet.
Le grand jeu. Débats autour de quelques avatars médiatiques. Paris. PUF. 2004. En co-direction avec Nicolas Santolaria, préface de Jacques Hamel.
Les jeux vidéo : pratiques, contenus et enjeux sociaux. Paris. L’Harmattan. 2006. En collaboration avec Tony Fortin et Philippe Mora, préface de Gilles Brougère.