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Les cinquante ans de la loi Debré : regards croisés

Un même espace éducatif, une méconnaissance persistante
Claude Lelièvre

Dix ans après celui tenu à Amiens en décembre 1999[[Dont les actes sont parus sous le titre La loi Debré ; paradoxes de l’État éducateur ?]], Bruno Poucet a été à nouveau le maitre d’œuvre de ce colloque, avec le même succès que le précédent sur le thème « État et enseignement privé ; à propos des cinquante ans de la loi Debré ».
Les « grands témoins » et les chercheurs étaient encore plus nombreux et plus diversifiés. Il ne s’agissait nullement d’une redite ni même d’un simple approfondissement, puisque l’accent avait été mis cette fois-ci sur les évolutions durant ces cinquante dernières années et sur l’état actuel, dans le cadre élargi de l’ensemble des enseignements privés (sous contrat et hors contrat ; catholiques, juifs, musulmans, ou hors confessions).
Les apports ont été le plus souvent de grande qualité ; et l’on peut attendre avec impatience les Actes qui en donneront la mesure aux lecteurs. Mais il faut bien choisir pour ce compte rendu – avec quelque arbitraire et beaucoup d’injustice – parmi nombre de communications remarquables, en particulier celles de Gabriel Langouët (« État des lieux de l’enseignement privé sous contrat en France aujourd’hui »), d’André Robert (« École privée et économie »), de Dominique Glasman (« Le développement de services privés en marge de l’école »), d’Agnès Van Zanten et Sylvie Da Costa (« L’enseignement privé entre mission, management et marché »), d’Yves Verneuil (« La formation des enseignants du privé, entre le professionnel et le confessionnel »), ainsi que la conclusion du colloque par Antoine Prost.

Ignorance et méfiance

L’un des sentiments que l’on pouvait éprouver tout au long du colloque est que les deux secteurs principaux (à savoir l’enseignement public proprement dit, et les établissements catholiques sous-contrat) tendent à converger et à se retrouver dans un même « espace éducatif », mais s’ignorent et voisinent dans la méconnaissance persistante, voire la méfiance.
À cet égard, la communication de l’historienne Jacqueline Lalouette a été particulièrement opportune en mettant l’accent sur les différences du « privé catholique » tenant au lieu d’implantation, et donc au milieu social des élèves, à la nature des établissements (tutelle purement diocésaine ou tutelle congréganiste) ou aux convictions des directeurs (l’appartenance à l’Addec[[Alliance des directeurs et directrices de l’enseignement chrétien.
]] paraissant traduire des préoccupations spirituelles spécifiques). Même si, au-delà de cette diversité, son enquête aboutissait à dégager quelques caractéristiques communes : un message évangélique « proposé » à tous les élèves (« première annonce ») sans esprit de prosélytisme marqué ; un nombre d’élèves extrêmement réduit allant au-delà, et suivant la catéchèse ; peu de professeurs semblant concernés par la pastorale ; une adhésion des parents au projet d’établissement souvent purement formelle.

Loi contournée : quelle régulation ?

Le contraste était net avec « Les écoles juives en France » (y compris sous contrat, plus de la moitié) telles qu’elles apparaissaient dans l’enquête menée par Martine Cohen, chercheuse au CNRS (« Perspective historique et tendances actuelles »), allant pour la plupart vers des affirmations « identitaires » pouvant être en contradiction flagrante (en particulier celles qui demandent un certificat religieux aux parents pour inscrire leurs enfants à l’école) avec l’esprit et la lettre du compromis à la base même de la loi Debré (article premier : « L’établissement, tout en conservant son caractère propre, doit donner l’enseignement dans le respect de la liberté de conscience ; tous les enfants, sans distinction d’origine, d’opinion ou de croyance y ont accès »).
D’où l’interpellation de l’ex-recteur et inspecteur général Bernard Toulemonde (qui avait auparavant remarquablement traité de « La question du contrôle et de la gestion des enseignants du privé ») rappelant que la « Lettre du Monde de l’éducation » du 8 octobre 2007 avait déjà signalé que l’Inspection générale avait envisagé une enquête de fond sur le sujet, mais que « faute d’accès aux informations nécessaires et de soutien interne, les inspecteurs généraux avaient dû finalement renoncer à ce travail ».
Une interrogation plus que légitime ! Qu’en sera-t-il en effet dans quelques années du devenir de la loi Debré si certains – et de façon persistante – peuvent s’arroger la possibilité de la contourner (et qui plus est de façon quasi ouverte) ? Que fait le ministère (désigné pudiquement, dans la « Lettre », sous le terme de « soutien interne »… défaillant) ?

Claude Lelièvre, professeur émérite d’histoire de l’éducation à Paris V.


Deux chemins parallèles ?
André Blandin

Le texte ci-dessous relate simplement les impressions d’un invité de dernière heure, à la place de Pierre Daniel, ancien président de l’Unapel[[Union nationale des associations de parents d’élèves de l’enseignement libre.]] et ancien Secrétaire général de l’enseignement catholique qui nous a, hélas, quittés l’été dernier et qui avait manifesté ouverture et maitrise de la situation tout au long des délicates négociations du projet de loi Savary de 1982 à 1984.
Les témoins de la première heure comme Edmond Vandermeersh, racontant comment, en tant que chef d’établissement, il a vécu les premiers mois de l’application de la loi, sont maintenant peu nombreux… Et la présence des acteurs d’évènements majeurs qui ont jalonné cette période a fait des deux tables rondes des moments précieux, faisant revivre le contexte des prises de position, révélant des aspects méconnus, voire oubliés.

Déficit de communication

Dialogue apaisé, mais étonnant, entre Louis Mexandeau et Nicole Fontaine, l’un donnant des précisions sur le sens de son rapport (1976) et son lien avec l’histoire interne du Parti socialiste, l’autre, éclairant la genèse de la loi Guermeur (1977) et rappelant la tentative discrète, mais attestée, de nationalisation de l’enseignement catholique par Valéry Giscard d’Estaing. Apparurent aussi plus clairement les enjeux et les intérêts contradictoires de l’épisode 1981-1984, les passions, les projets et même les incompréhensions qui avaient provoqué ce que Jean Gasol considère comme la plus grande manifestation de l’histoire…
Il est impossible de citer ici la vingtaine d’intervenants qui dressèrent un état des lieux de l’enseignement privé. De l’apport spécifique des congrégations à la gestion des personnels « de droit public » des établissements privés, en passant par les ambigüités vis-à-vis de la carte scolaire, le partenariat dans la formation des maitres ou l’impact du socle commun sur les rapports entre « enseignement privé, service public et État nation », le tableau était exhaustif et pertinent, sans concessions. Pour un représentant de l’enseignement privé, il était riche d’enseignements, source de questions et révélateur d’un déficit de communication…
En effet, Antoine Prost se demandait en conclusion si, conformément à son objectif, la loi Debré avait permis un vrai rapprochement entre les établissements privés et l’enseignement public. Il apportait une réponse très nuancée et terminait en affirmant que les deux chemins sont restés parallèles, éclairant de quelques phrases ce que beaucoup avaient ressenti confusément. À mon sens, ce colloque résonnait à la fois comme un constat et une invitation.

Un constat et une invitation

Un constat. La loi Debré, qui n’avait fait que des mécontents, ou presque, en 1959, est devenue un des piliers du système éducatif en France. Elle a garanti l’existence des établissements privés et pacifié cette « question scolaire » qui avait déchiré la France trop longtemps. Mais contrairement à ce qu’avait sagement prévu le législateur en n’associant que des établissements, pour éviter la constitution d’une université privée concurrente de l’université publique, l’enseignement catholique s’est, de fait, structuré. Il l’a fait suite aux conditions créées par les lois de décentralisation des années 1980, mais aussi avec la volonté de présenter un projet éducatif cohérent pour ce fameux « caractère propre », présent en filigrane tout au long du colloque et encore mystérieux, mais heureusement vécu par les établissements comme une dynamique pour un enseignement et une éducation d’aujourd’hui.
Une invitation. Certes, les convergences et les échanges entre public et privé n’ont pas manqué. La communauté éducative ou les projets d’établissement ont été des exemples rappelés pendant le colloque. Mais il s’agissait peut-être plus d’une heureuse contamination que du fruit d’un dialogue constructif ! Antoine Prost évoquait « une haie, parfois avec des épines, qui sépare deux chemins parallèles ». De la collaboration entre établissements aux plus hautes instances, en passant par la formation des enseignants, beaucoup de responsables, souvent à titre personnel, ont franchi la haie dans un sens ou dans l’autre… Une reconnaissance mutuelle, plus ou moins informelle[[Et même très officielle dans les considérants des accords Lang-Cloupet « Considérant l’apport des établissements privés sous contrat au système éducatif… ».]], s’est progressivement développée. Mais le temps ne serait-il pas venu de structurer un dialogue plus efficace ? Il y aura bien encore quelques épines, des ambigüités à réduire, mais que sont-elles au regard de cette phrase fondatrice : l’effort immense qui doit être encore demandé au pays pour assurer son avenir ne peut être mené à bien qu’avec le concours de tous[[Exposé des motifs de la loi Debré.]]… Traduite en termes de défis éducatifs, elle est d’une étonnante actualité ! Plus qu’un vœu, une invitation et pourquoi pas un projet pour les cinquante prochaines années ?

André Blandin, ancien secrétaire général adjoint de l’enseignement catholique.