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Le travail de l’enseignant. Une approche par la didactique professionnelle

Enseigner est un métier qui s’apprend. Cette affirmation naguère presque provocatrice commence à être admise. Eh bien, ya ka ? Eh non, justement, nous dit Isabelle Vinatier, pas si simple. Pour que les enseignants apprennent à enseigner, il faut que les formateurs des enseignants comprennent comment se construit cet apprentissage du métier, et affinent de leur côté des dispositifs de formation plus pertinents que les pratiques actuelles, ou complémentaires. Pour cela, il y a des outils conceptuels et méthodologiques qu’il est utile de s’approprier. La didactique professionnelle, par exemple. Voilà, en gros, l’objet de ce livre.

Difficile de résumer ce texte déjà très concentré. Surligneur à la main, j’ai d’abord trouvé l’écriture dissuasive : un discours universitaire un peu désincarné, conforme aux critères traditionnels de rigueur scientifique, avec de nombreux substantifs abstraits et de longues phrases. Mais l’auteure veille à nous fournir des aides à la lecture : le plan est très visible ; les exemples d’analyses de transcription permettent de se faire une représentation des situations réelles d’activité et de la méthode expérimentée, d’en saisir ainsi les enjeux et l’intérêt ; les notions utilisées sont explicitées et définies ; et la possibilité est même offerte à ceux qui préfèrent une approche moins conceptuelle de commencer leur lecture par le deuxième chapitre.

Avec un petit effort, donc, on accède à un propos souvent bien vivant, mais aussi engagé au service d’une conception du travail dans la tradition de l’école française d’ergonomie, où s’inscrit aussi Yves Clos, par exemple. L’auteure promeut une méthode qui suppose une coopération rapprochée entre chercheurs et sujets au travail, dans le cadre d’une démarche collective. Elle soutient la conception d’un praticien réflexif, véritable professionnel dont l’activité ne peut être réduite à des comportements observables ou à l’exécution de protocoles et dont la motivation n’est pas augmentée par la peur et le contrôle, comme peut le croire le management moderne, mais est au contraire alimentée par des principes d’action, un sens, des valeurs.

Elle dénonce l’illusion de prescrire de bonnes pratiques aux enseignants. C’est qu’il faudrait plutôt construire et développer une intelligence de ce qui se passe en situation pour augmenter le pouvoir d’agir des professionnels.

Le travail enseignant n’est donc pas décrit dans le livre en tant que tel. Mais il est au cœur de la réflexion théorique que l’auteure nous invite à partager et du type de formation qui en découle.

Quelques aperçus de ce que j’ai grappillé pour vous mettre en appétit :

Le premier chapitre pose le cadre théorique de la didactique professionnelle. Piaget, contre le behaviorisme, Kant, Wallon, Vergnaud, Lewin, on est en bonne compagnie. Même quand on se trompe, l’acte au travail a un sens et il faut que le sujet lui-même puisse l’expliciter pour réorganiser sa façon de penser et mieux adapter sa façon d’agir, et pour développer ainsi plus de liberté par rapport à tout ce qui détermine son action à son insu dans la situation.

Le chapitre 2 fait la part belle à des exemples d’analyses de conversation entre stagiaire et formateur par exemple, à la lumière d’une approche ethnographique de la communication verbale. L’analyse des déterminations sociales telles que Bourdieu les a théorisées est complétée ici par l’effet des interactions dans la classe qui peuvent remettre en question des places acquises. L’auteure propose des pistes pour répondre à des questions de formateurs, par exemple : comment aider les nouveaux enseignants à construire des façons d’agir adaptées à chaque situation quand on sait que les modes d’actions experts sont souvent contre spontanés ?

Le chapitre 3 décrit le dispositif expérimenté, qui s’appuie sur un modèle É-P-R : enjeux épistémiques (liés au cheminement du savoir), pragmatiques (liés à la conduite de la classe) et relationnels (entre les personnes, enseignant, élèves …). Ce modèle permet d’identifier les tensions entre les trois sortes d’enjeux en situation de classe. Le dispositif utilise des traces d’activité recueillies et transcrites par les acteurs eux-mêmes. Les moments choisis sont souvent liés au sentiment d’avoir été empêché de faire cours. L’analyse en est faite par un chercheur puis restituée aux acteurs pour être discutée en groupe.

L’auteure compare la didactique professionnelle avec d’autres méthodes utilisées en formation. Selon elle, le modèle É-P-R permet de compléter les apports de la didactique disciplinaire, de dépasser le jugement qui devient un obstacle à la formation, de donner des pistes aux formateurs pour ouvrir les savoirs d’expérience aux savoirs théoriques. Elle montre comment l’expérience peut parfois faire obstacle à une action bien adaptée à la situation qui se déroule en classe, et comment la formation peut aider à introduire des expériences nouvelles dans cette pratique expérimentée. Elle interroge aussi l’idée qu’une formation devrait être progressive et linéaire, du plus simple au complexe. Elle montre qu’expérimenter très tôt des situations à risques, avec des filets de sécurité, et apprendre à les analyser permet d’apprendre à construire une posture susceptible d’évolution au fil du temps, qui permet d’affronter des situations complexes plus favorables à l’apprentissage que des situations trop simples dans lesquels nombre d’enseignants peu ou mal formés se cantonnent à répétition.

Placer la réalité du travail au cœur de la formation professionnelle, en formant les enseignants à l’analyse de leur activité. Ne pas nier la difficulté que cela représente y compris pour les acteurs. Suggérer que construire une «communauté de pratiques » et travailler à l’alliance entre formateurs, établissements scolaires et professionnels de terrain autour de ce projet peuvent être des facteurs favorables à une formation réelle des enseignants. Un joli programme et des billes pour y contribuer, voilà ce que l’auteure nous offre !

Sylvie Floc’hlay