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Le travail collectif des enseignants avec des ressources

Le numérique a profondément modifié le travail des enseignants, notamment leur travail collectif, avec d’importantes conséquences en termes de développement professionnel. Nous avons introduit une approche théorique, l’approche documentaire du didactique, pour étudier ces phénomènes. Nous la présentons brièvement ci-dessous, et illustrons son emploi pour l’étude du cas de deux enseignantes. Un autre exemple d’utilisation de cette approche est donné dans l’article de Nolwenn Quéré (ce dossier), et elle pourrait plus généralement s’appliquer à tous les collectifs envisagés dans ce dossier.

L’approche documentaire : concepts essentiels, prise en compte des collectifs

L’approche documentaire du didactique est une approche théorique en didactique des mathématiques, issue de la nécessité de comprendre les évolutions du travail des professeurs résultant des possibilités nouvelles offertes par le numérique. Elle propose de considérer les professeurs comme les concepteurs de leur enseignement.

Se référant aux travaux de Jill Adler (professeure en didactique des mathématiques à l’université du Witwatersrand, Afrique du Sud), cette approche retient une notion large de ressource : tout ce qui peut re-sourcer le travail du professeur. Un manuel scolaire, un logiciel, mais également une copie d’élève ou une discussion avec un collègue peuvent être des ressources. Le professeur cherche des ressources, les choisit, les modifie, en conçoit lui-même : ceci constitue son travail documentaire.

À partir de ces ressources, le professeur développe, au cours de son activité finalisée, un document. Ce document est composé de ressources et d’une organisation stable de l’utilisation de ces ressources (appelée « schème d’utilisation », selon une terminologie introduite par Gérard Vergnaud). Cette organisation est notamment pilotée par des convictions professionnelles du professeur (invariants opératoires, dans la terminologie de Vergnaud). Au fil de son activité professionnelle, le professeur développe un système de ressources structuré, associé à un système de documents.

Le processus de développement d’un document est nommé « genèse documentaire ». Il combine deux aspects : les caractéristiques des ressources influencent la manière dont celles-ci sont utilisées ; mais le processus d’adoption des ressources est aussi inversement un processus d’adaptation de celles-ci. Les genèses documentaires jouent un rôle central dans le développement professionnel des professeurs.

L’approche documentaire s’est d’emblée intéressée au travail collectif des professeurs. En effet, ce travail dans les établissements ou lors de formations par exemple est toujours associé à l’usage et à la production de ressources partagées. De plus, l’essor du numérique a ouvert de nouvelles possibilités et suscité de nouvelles formes de travail collectif. Nous avons observé en particulier que les communautés de pratique de professeurs (groupes partageant un projet et un engagement dans ce projet) ont un travail documentaire commun, qui peut aboutir au développement de documents partagés.

Le travail documentaire des professeurs se déroule dans différents lieux et à différents moments. Son étude nécessite la mise en place d’une méthodologie d’investigation réflexive : un suivi sur le temps long, en classe et hors classe, dans lequel le professeur lui-même est activement associé.

Utiliser et produire des ressources, le cas d’un changement de programme

Nous avons suivi le travail documentaire effectif de professeurs selon les principes méthodologiques de l’investigation réflexive (les professeurs préparent une leçon dans le lieu et le temps usuels). Nous avons choisi un microcollectif, deux professeures ayant l’habitude de préparer ensemble leur leçon. Nous avons choisi deux professeures ayant une forte expérience de travail dans une diversité de groupes, dans l’hypothèse qu’elles auraient des pratiques de partage plus riches. Nous avons retenu pour l’étude un moment de changement de programme scolaire, dans l’hypothèse que la préparation d’une leçon complètement nouvelle, pour les deux professeures, ferait apparaitre plus fortement les ressorts du travail collectif. Enfin, nous avons considéré cette situation de préparation d’une nouvelle leçon comme un point non isolé dans les trajectoires documentaires des enseignants, qui se déploient naturellement sur les temps longs.

Les deux professeures de mathématiques, Anna et Cindy, travaillent depuis une dizaine d’années dans le même collège situé au centre d’une grande ville française. Elles ont des expériences de travail collectif communes dans trois contextes : dans leur collège, dans une équipe de l’IREM (Institut de recherche sur l’enseignement des mathématiques), et dans l’équipe Sésames (http://pegame.ens-lyon.fr). Cette équipe, associée à l’Institut français de l’éducation, conçoit des ressources pour un renouvèlement de l’enseignement de l’algèbre. Elle a conçu un modèle de ressources appelé Mise en TRAIN (TRAIN étant l’acronyme de Travail de recherche ou d’approfondissement avec prise d’initiative). Ce modèle, répondant à certains principes, permet au professeur, dans un temps court en début de leçon, de mettre les élèves au travail, en leur proposant un temps de recherche pour approfondir une notion en cours de construction. Anna et Cindy ont aussi des expériences de travail collectif différentes, au sein de l’Apmep (Association des professeurs de mathématiques de l’enseignement public) pour Anna, au sein de l’ESPE (École supérieure du professorat et de l’éducation) pour la formation initiale des professeurs d’école pour Cindy.

Notre analyse porte ici sur une séance de préparation commune de l’enseignement de l’algorithmique, qui est un sujet totalement nouveau pour les deux professeures, introduit en France par la réforme des programmes de 2016. Les principaux points ressortant de cette analyse sont les suivants.

  • Anna et Cindy puisent dans les ressources communes pour penser un nouvel enseignement, plus particulièrement dans les ressources qui ont été stockées dans des interfaces numériques support et produit de collaborations (une Dropbox partagée pour les professeurs de mathématiques du collège, un groupe Viaéduc pour les projets de formation, le site de l’IREM, etc.).
  • Parmi les ressources communes, les modèles, comme Mise en TRAIN, jouent un rôle particulier, permettant d’agréger de nouveaux contenus dans une structure familière ; le site de Sésames permet en effet de disposer, d’un clic, du modèle lui-même sous forme de schéma argumenté, de plusieurs instanciations thématiques, et d’approfondissements méthodologiques. Le modèle agit ainsi comme une matrice de passage entre anciennes et nouvelles ressources.
  • Certains invariants opératoires développés par les deux professeures dans le cadre de l’équipe Sésames, pour l’enseignement de l’algèbre, guident la conception de nouvelles ressources pour l’enseignement de l’algorithmique, en particulier pour l’intégration du logiciel de programmation Scratch : « Les apprentissages supposent d’équilibrer l’utilisation du langage naturel et de langages symboliques », ou encore « c’est la résolution de problèmes qui doit être le moteur de la construction de programmes de calcul. »
  • Les expériences propres des deux professeurs sont toujours convoquées pour soutenir leur point de vue. Ainsi Cindy insiste régulièrement sur « la nécessité de préciser le sens des opérations », en évoquant son implication en formation initiale des maitres ; et Anna souligne la nécessité de « faire manipuler les objets mathématiques par les élèves », avec, en arrière-plan, son expérience dans un club de mathématiques.
  • La dynamique du travail documentaire commun suscite un approfondissement de la réflexion sur le contenu même de l’enseignement : de la recherche de ressources pertinentes dans les répertoires communs à la recherche de nouvelles ressources, puis au questionnement didactique, et, enfin, au questionnement sur le sens des concepts, selon les domaines dans lesquels ils interviennent (algèbre ou algorithmique ici).

Finalement, la dynamique de la situation vient de l’entrelacement du travail documentaire des deux enseignantes, chaque travail documentaire étant soutenu par des invariants opératoires, quelquefois communs, quelquefois différents, chacun étant ancré dans l’expérience professionnelle des enseignants.

Ressources numériques et évolutions du travail des professeurs

L’approche documentaire analyse le développement professionnel des professeurs sous l’angle des documents qu’ils développent au cours de leur activité, individuelle et collective. Au-delà du cas présenté ci-dessus, nos travaux mettent en évidence diverses évolutions liées au numérique dans ces processus.

Les professeurs partagent des ressources numériques avec leurs collègues (y compris dans les établissements), parfois en utilisant des espaces dédiés. Ce partage enrichit leurs systèmes de ressources, et peut amener des éléments communs dans les documents qu’ils développent. Certaines ressources numériques agissant comme modèles favorisent le développement de documents partagés.

Les invariants opératoires déjà présents chez chaque professeur interviennent dans le travail collectif, et peuvent conduire au développement de documents différents pour une même ressource. Cependant le travail collectif, en particulier dans des communautés de pratique, peut amener des évolutions des invariants opératoires, lorsqu’il s’agit d’élaborer ensemble une leçon.

Le numérique impacte ainsi au quotidien le développement professionnel des professeurs. Le travail de collectifs de professeurs avec des ressources numériques peut aussi être utilisé à dessein comme modalité de formation initiale et continue des professeurs.

Ghislaine Gueudet
Cread, ESPE de Bretagne, université de Bretagne occidentale

Luc Trouche
S2HEP, Institut français de l’éducation, École normale supérieure de Lyon