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Le souffle de la liberté pédagogique

Il place la transversalité comme une dominante de son parcours, de ce qu’il enseigne aujourd’hui, cette composante de formation plus que discipline, propre à l’enseignement agricole, l’éducation socioculturelle (ESC). Il retrouve dans les métiers exercés auparavant, comme surveillant en collège, barman en Afrique, électricien sur des chantiers, les expériences qui le mènent à considérer la diversité des élèves de CAP, leurs chemins scolaires de traverse, non comme un obstacle mais comme une réalité avec laquelle on compose, on invente pour favoriser la réussite.

Il puise des ressources dans ses études en histoire de l’art, dans les sujets qu’il a approfondis jusqu’à son amorce de thèse, l’art médiéval, la codicologie, la relation entre arts graphiques et la musique au XVIIe siècle. « Tout dans mon parcours m’est utile pour enseigner en CAP. Mes pratiques pédagogiques sont restées calquées sur la transversalité, sur le fait qu’en regardant une question à plusieurs, on lui donne du relief. » Il ne se voyait pourtant pas enseignant, avec un regard plutôt négatif sur l’Éducation nationale, et un souhait d’étudier par plaisir plus que par utilité. Il découvre l’ESC et l’enseignement agricole par l’entremise d’un autre étudiant, commence comme contractuel en 2000 puis devient titulaire en 2003 par la voie du concours interne. « Le référentiel métier m’a séduit, avec le rapport à l’éducation populaire, à l’éducation artistique et aux médias. J’ai ressenti beaucoup d’enthousiasme dans la découverte de ce métier, inclassable par essence. »

Des projets en CAP

Depuis 2001 à Champs-sur-Yonne, il apprécie d’emblée le contexte du lycée professionnel. Il intervient tôt en CAP, une classe que ses collègues plus chevronnés laissent volontiers aux nouveaux arrivants. La section en service à la personne connaît un recrutement faible avec une très grande majorité d’élèves issus de SEGPA (Section d’enseignement général et professionnel adapté). Les résultats aux examens sont moyens et le taux de décrochage important.

Il met en place des projets mais les choses bougent vraiment, il y a neuf ans, à l’arrivée d’un chef d’établissement « qui nous a sortis du Moyen-âge ». Le nouveau proviseur commence par faire un diagnostic, sollicite les équipes pour dresser un bilan. Le système d’affectation des CAP est montré du doigt. Les élèves sont souvent orientés par défaut, connaissent mal la filière et s’y sentent parfois mal. L’inspecteur académique à l’orientation est contacté pour mettre en place des entretiens préalables d’orientation.

Changer l’orientation

Dans l’escarcelle de la négociation, l’établissement glisse l’intention d’accueillir tous les élèves, y compris ceux en mal d’affectation, à la condition qu’une rencontre ait lieu avec le futur lycéen pour lui présenter le cursus et passer un contrat moral de réussite, un engagement réciproque, celui d’accompagner et de s’impliquer. Les conseillers d’orientation sont invités au lycée, choyés lors d’une journée où leur sont présentées les formations et les spécificités de l’enseignement agricole. Les enseignants vont dans les collèges du secteur et au-delà pour prendre contact avec les professeurs principaux, montrent ce qui est fait dans leur établissement.

La mobilisation porte ses fruits. « On a été reconnus comme une alternative à l’Éducation nationale avec la volonté de mixer les publics. » À la rentrée suivante, l’effectif passe de seize à vingt-six, composé de profils différents, notamment, de jeunes en rescolarisation, en réorientation, en situation de handicap et parfois issus d’instituts médico-éducatifs, des MIE (mineurs isolés étranger devenus mineurs non accompagnés depuis peu). Deux ans après, à l’heure de l’examen, les résultats sont là aussi avec 100 % de réussite, des résultats qui ne se démentent pas depuis. Les effets positifs ont surpris l’équipe et le changement a été vécu sans heurts profonds face à une classe dont le nombre d’élèves avait sensiblement augmenté.

La rénovation du diplôme a permis d’explorer plus loin la construction d’une réponse pédagogique collective, par sa transformation en CAP Agricole « Service aux personnes et vente en milieu rural » et, surtout, par les espaces de liberté octroyés dans son référentiel avec des heures non affectées aux discipline, et donc propices aux projets transversaux.

Un projet dans le vent

Stephan Hitier cite parmi ceux-ci « Jeux dans le vent » qui associait éducation socioculturelle, éducation physique et sportive, mathématiques et informatique, et s’intéressait aux usages du vent par les hommes à travers le temps et les espaces géographiques. Des œuvres de Hayao Miyazaki (Porco Rosso et Le vent se lève), ont été étudiées. En mathématiques et en informatique, la notion de portance a été explorée. En EPS, des avions en papier fabriqués en ESC (avec des techniques d’animation) ont été testés avec des techniques de lancers classiques. Un oriflamme a été conçu pour symboliser la filière services, avec un jeu de mots mêlés pour l’accompagner et des créations graphiques en lien avec les deux spécialités du diplômes (SAP et Accueil-Vente).

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Jeux de vent

Une multitudes de savoirs ont été mobilisés sur plusieurs matières, croisés pour intéresser, favoriser l’implication des élèves et la créativité des enseignants. « Grâce à la rénovation, on peut utiliser les heures non affectées dans une liberté absolue. » Une petite demi-douzaine de projets environ sont mis en place chaque année sur les deux promos. Les enseignants qui s’y investissent varient autour d’un noyau dur rassemblé par affinité. « Cela s’ouvre de plus en plus avec des personnes avec qui je ne pensais pas pouvoir travailler autrefois et avec qui j’apprends aujourd’hui. » Les élèves du CAP sont désormais un public avec qui il est plaisant de travailler, et c’est sans doute cela qui attire les professeurs.

L’entretien préalable à l’entrée dans le cursus n’y est pas étranger. Il prépare les futurs lycéens, les implique déjà dans leur formation avec un message simple : « tu as peur mais c’est normal, je vais t’accompagner et tu vas aller jusqu’au bout ». Stephan Hitier constate le climat apaisé dans la classe. « À partir du moment où on les engage dans des projets « fun » et où on les considère dans leur individualité (caractère, parcours…), ça fonctionne. »

Tisser des liens

Il envisage son métier d’enseignant comme celui d’un cadre, affiché par la lettre A affectée à son statut. Il en déduit la notion d’engagement pour les élèves, pour son établissement, pour l’enseignement agricole. Il ne compte pas le temps consacré aux entretiens individuels, aux visites dans les collèges, au suivi informel des lycéens passés de CAP en bac pro et qui maintiennent le contact. Il ne s’en effraie pas pour autant. « Quand on tente des trucs comme cela, on investit pour soi aussi, pour la qualité de son travail. Cela évite du stress et des inquiétudes après. » Il regarde les liens tissés comme autant de réussites, le choix laissé sur la suite entre entrée sur le marché du travail et la poursuite d’études, un choix réfléchi et accompagné toujours. La réussite se lit alors dans l’objectif personnel atteint, en toute connaissance de cause, avec l’implication requise.

La poursuite d’études est assortie d’un stage passerelle dans la section Bac pro. L’an passé douze élèves sur vingt-trois ont choisi cette orientation. L’enseignant reste disponible après lorsque les ex-CAP trébuchent sur les attendus du niveau IV, un mode d’enseignement plus traditionnel, celui auquel ils ont été confrontés au collège, celui qui les a marqués négativement. Il caractérise sa façon d’enseigner de la manière suivante : « Je pars du principe que je n’invente rien de nouveau. Je réinvente avec eux ce qui a été appris en primaire et déconstruit au collège, comme le travail en groupe, la coopération entre pairs, l’approche globale, les décloisonnements. » Alors, après le CAP, il guette et se tient là à l’écoute, pour que la belle réussite continue malgré les écueils d’une scolarité, qui, pour tous les élèves écorchés, peut sembler un carcan plus qu’un espace de conquête de savoirs et de liberté.

Monique Royer


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