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Le retour du territoire ?

Lors des journées « Portes ouvertes » du lycée scientifique et technique où j’enseignais, l’équipe des professeurs d’histoire-géographie avait choisi de mettre en exposition deux cartes murales : l’une des années soixante où les productions industrielles et artisanales étaient inscrites en toutes lettres sur la carte de France, l’autre plus récente où n’apparaissaient que des plages colorées, des symboles et seulement des noms de lieux.Nous voulions montrer aux parents que les exigences de l’école en matière de cartographie avaient changé, prélude à un échange sur les attentes du lycée. Or les parents et grands-parents ont d’abord regardé avec beaucoup d’intérêt la carte des Trente Glorieuses : l’un se remémore telle production ancienne, l’autre se rappelle la liste des productions apprises, département par département. L’enthousiasme le dispute parfois à la nostalgie… Nous avons répété l’expérience lors d’une formation de professeurs d’histoire-géographie dans notre lycée. L’excitation était encore plus forte!

Nous pouvons ici vérifier que l’école s’est historiquement construite en s’enracinant dans des territoires. Certes, nous pouvons multiplier les références qui montrent que l’école de la République a été pensée avec la finalité de tendre vers l’universel, d’arracher les enfants aux particularismes locaux. A y regarder de plus près, on peut constater que l’Ecole de la République n’a pas totalement ignoré les environnements locaux, où elle inscrivait son action, bien au contraire. De nombreux dispositifs mériteraient d’être évoqués : les leçons de choses tout comme le rôle social de l’instituteur – bien repéré dans sa commune – ont fait de l’école un lieu de médiation vers l’universel. Les écoles professionnelles, mises en place par les communes, s’adressaient dans l’entre-deux-guerres à des ouvriers et employés qui venaient suivre sur place des cours du soir.

Il conviendrait également d’interroger notre imaginaire collectif. Le Tour de France de deux enfants sous le pseudonyme de G. Bruno était un livre de lecture courante qui fut au début du XXème siècle un vrai succès de librairie, utilisé à l’école et en dehors de l’école, par les familles. Il n’a pas seulement contribué à forger le sentiment patriotique avant la « Grande Guerre ». Il s’appuyait aussi sur la mise en images des « petites patries », qui trouvent leur raison d’être à travers ce voyage initiatique de deux enfants dans la plus grande patrie qu’est la France. L’école n’a pas tant cherché à écraser le « local » qu’à le dépasser, le sublimer. Le projet de la IIIème République ne se limitait pas à combattre les patois et langues régionales ou l’influence de l’Eglise ! Aurait-il réussi s’il n’avait rien proposé ?

Ce projet politique correspondait aussi à une réalité économique et sociale. La Révolution industrielle qui joue à plein à ce moment-là se traduit par une spécialisation régionale, qu’il s’agisse de l’agriculture ou de l’industrie… C’est par le chemin de fer et la voie d’eau – qui mettent en relation des espaces différents – que la concurrence joue, lentement, mais sûrement. Le projet colonial s’inscrit dans la même perspective en offrant aux produits de la métropole des débouchés. Les innovations se diffusent grâce à l’apprentissage de la mobilité, à l’occasion des foires ou du service militaire. Toutes ces productions localisées trouvaient leur place dans ce projet politique en constitution. Chacun voyait un chemin de formation où il pouvait trouver sa place. Le souvenir de cette époque est encore vivace comme nous le rappelions tout-à-l’heure. Depuis 1945, avec la disparition progressive des marchés coloniaux, la construction de l’Europe est venue prendre le relais.

Il convient tout de même d’opérer une distinction entre l’ordre du Primaire et celui du Secondaire. L’enseignement secondaire a été construit à partir du lycée napoléonien et était pensé dans un cadre national. Les programmes ne s’appuyaient pas sur les observations de l’espace local. Toutefois, l’arrivée de nouveaux publics, au collège dans les années soixante, au lycée dans les années quatre-vingt ont permis des innovations. Mais c’est surtout la prise en compte de nouvelles données qui a remis en avant pour l’école la question de l’ancrage territorial : les ZEP étaient localisées par définition, la politique de la ville dans les années 90 a institutionnalisé des partenariats, des dispositifs où l’école, le collège devaient trouver leur place ; l’objectif d’insertion confiée à l’école a obligé à reconsidérer les dispositifs d’alternance, qu’illustre le récent débat sur l’apprentissage à 14, puis 15 ans. Les méthodes pédagogiques sont depuis longtemps questionnées par ces évolutions, qui touchent peu les contenus enseignés, sauf dans l’enseignement professionnel et technologique.

Qu’en est-il aujourd’hui ? A l’heure de la mondialisation, des délocalisations, de la mobilité croissante ? Il semble bien qu’à première vue, l’école de la République ne tienne pas non plus ses promesses initiales, rappelées tout-à-l’heure.

Il nous faut interroger le lien entre le projet de l’école et le projet politique vis-à-vis des territoires qui le sous-tend, qu’il soit explicite ou implicite. Ainsi aujourd’hui, il semble moins évident d’établir à l’échelle d’un territoire le lien entre formation initiale et emploi : la question mérite d’être posée aussi bien du côté du monde professionnel, que du côté des personnes en formation. De nouveaux enjeux apparaissent : les personnes acceptent-elles la mobilité? Les entreprises et les lieux de formation acceptent-ils l’alternance? Et sous quelle forme (fréquence, durée, statuts…) ?
En quoi l’école offre-t-elle des médiations à travers un ancrage territorial dans une logique d’apprentissage tout au long de la vie? Cela interroge la mobilisation des acteurs locaux, mais aussi les contenus enseignés. Comment l’école permet-elle l’expérience de la mobilité?

D’un autre côté, le projet politique de la société dans laquelle nous vivons doit-il absolument s’inscrire dans le renoncement à la localisation des activités ? Même si celle-ci prend de nouvelles formes ? Le développement des services à la personne est un gisement d’emploi par définition localisé. L’expérience prouve qu’il trouve beaucoup de sens à travers des dispositifs intergénérationnels. Pour gagner en solvabilité, il passe par le développement des polycompétences. La prise en compte du développement durable est aussi un champ d’innovation considérable : il amène à réduire le transport des produits, à utiliser les sources d’énergie locales, à recycler au plus près des lieux de consommation. À associer les populations locales dans les décisions, à la fois expertes et porteuses de mémoires locales utiles à mobiliser. Comment l’école pourrait-elle se désintéresser des potentialités de développement des générations futures ? Comme le disait Miguel Torga, « L’universel, c’est le local moins les murs » Et le mot « local » renvoie bien ici à deux réalités : le lieu bâti, où se produit l’enseignement ; le lien de la personne en formation avec l’environnement.

Olivier Masson