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Le retour à l’école de Topaze, ou comment on envisage de renoncer à ce que les sciences humaines ont apporté à l’enseignement au cours des dernières décennies

Le ministère de l’Éducation nationale a rendu public le 20 février 2008 un projet de programme pour l’école primaire. Il affiche comme arguments de promotion la brièveté de ce texte, l’absence de toute terminologie scientifique et la liberté pédagogique laissée à l’enseignant. Mais ce programme apporte-t-il un progrès ? Correspond-il aux besoins et aux savoirs du XXIe siècle ? Tient-il compte de ce que nous ont appris les recherches portant sur l’apprentissage, et plus particulièrement sur la manière dont s’acquièrent les compétences linguistiques ? On ne peut qu’en douter si on regarde ce que ce projet de programme refuse, et ce qu’il propose à la place :

Ce que le projet de programme refuse :

On ne saurait apprendre à maîtriser le langage, en particulier écrit, sans une observation réfléchie de la langue française (grammaire, conjugaison, orthographe, vocabulaire). C’est lorsqu’on comprend les logiques d’une langue que l’on peut prendre plaisir à jouer avec elle et le faire avec efficacité. C’est parce que l’on aura pris le temps de cette réflexion, dans le cadre de l’horaire qui lui est réservé, que l’on pourra, chaque fois qu’on écrit (dans n’importe lequel des domaines d’enseignement du cycle 3), faire référence à ces observations patiemment effectuées pour réviser les textes élaborés et s’assurer d’une relative sécurité orthographique […]Il ne s’agit en rien d’un travail occasionnel mais d’un apprentissage organisé et structuré.

Programme de 2002 pour les classes de CE2, CM1, CM2

Ce que le projet de programme propose :

Des activités spécifiques visent à la description et à la mémorisation des mécanismes de la langue française […] L’élève apprend à mémoriser et à appliquer les règles qui prévalent dans la langue française écrite.

Projet de programme pour les classes de CE2, CM1, CM2, 2008
La publication de ce programme et surtout son contenu et les présupposés qui le sous-tendent posent donc un certain nombre de questions sur lesquelles l’Association Internationale pour la Recherche en Didactique du Français (AIRDF) souhaite attirer l’attention.

Tout d’abord, on ne peut que s’interroger sur l’opportunité de cette publication qui risque de déstabiliser l’institution scolaire. En effet, les programmes actuellement en vigueur sont récents – ils ont été publiés en 2002 et remaniés en 2007 – et leur formulation a été le fruit de concertations ou de débats souvent vifs qui ont permis d’obtenir non sans peine un consensus, condition indispensable pour que leur application soit fructueuse et durable. Il n’y avait donc aucune nécessité de ranimer des querelles dommageables pour l’école et pour la nation dans son ensemble, en publiant un programme qui ne peut que susciter la polémique et en accompagnant sa diffusion par des messages médiatiques agressifs à l’égard des documents institutionnels actuellement en vigueur. La consultation qui est annoncée à propos de ces programmes intervient bien tardivement et peut, elle aussi, selon la manière dont elle sera organisée, générer des oppositions partisanes, voire des conflits d’intérêt.

La forme prise par ce programme fait que l’on s’interroge sur les destinataires qu’il vise et sur les conditions de sa rédaction. Jusqu’à présent, les documents édités par le ministère de l’Éducation nationale étaient adaptés à la spécificité du public auquel ils s’adressaient. C’est pourquoi les programmes scolaires faisaient l’objet de deux publications séparées : un ouvrage à l’intention des familles, intitulé « Qu’apprend-on à l’école ? », et un ensemble de documents techniques destinés aux professionnels de l’enseignement. Ces documents techniques sont des aides précieuses pour les enseignants, qui se sont d’ailleurs plaints du retard mis à la publication des documents d’accompagnement qui devaient compléter les programmes actuels en apportant des précisions supplémentaires sur l’enseignement de la langue.

Or le projet de programme soumis à consultation, s’il a le mérite d’être aisément lisible, est en revanche, de façon démagogique, d’un niveau de généralité qui le prive des précisions que les professionnels attendent de ce type de document, précisions qui sont nécessaires pour choisir, comme le demande de façon paradoxale le projet de programme, un « manuel de qualité ».

Le contenu même du projet de programme est hétérogène, et cela se voit particulièrement dans le domaine du français : si certains passages – en particulier un document annexe fournissant des repères sur les progressions attendues – témoignent d’une réflexion sur des fonctionnements linguistiques, sur la progressivité des apprentissages langagiers et sur leur articulation, en revanche l’ensemble se trouve fortement infléchi par des présupposés idéologiques tournés vers le passé qui orientent les prescriptions inscrites dans ce document. Ces présupposés font que le projet de programme nie la capacité qu’ont les maitres du XXIe siècle de s’approprier les acquis des recherches en sciences humaines et refuse aux élèves le droit de s’engager intellectuellement. De tels interdits jettent le discrédit sur la valeur scientifique du projet de programme, car, du même coup, il se condamne lui-même à ne pas tirer parti des travaux de recherche portant sur l’acquisition du langage oral et écrit, la description de la langue et des discours et la psychologie des apprentissages.

C’est en raison de cet interdit idéologique que, dans la partie consacrée au langage en maternelle, le projet de programme tantôt énumère en les naturalisant les apprentissages langagiers que les élèves doivent réaliser comme s’il s’agissait simplement d’évolutions spontanées, tantôt évoque des exercices systématiques mais sans en analyser les fonctionnements. De la même façon, le sujet qui avait fait couler beaucoup d’encre – l’apprentissage de la lecture – se trouve prudemment estompé : le projet de programme lui dédie une page dans la partie réservée à la grande section de maternelle (faisant au passage de cette classe un pré-CP, validant ainsi démagogiquement la course à la précocité) mais ne lui accorde que quelques lignes sur une demi-colonne lorsqu’il s’agit des classes de CP et CE1, pourtant cruciales pour cet apprentissage. La production d’écrit est quasiment oubliée : cinq lignes sur une demi-colonne, sous la rubrique « rédaction », pour l’ensemble des trois dernières années de l’école primaire, contre une pleine page consacrée à l’énumération des notions relatives à une discipline nouvelle « l’histoire des arts » qui, de surcroit, débute dès le CP ! Des années de travaux en didactique de l’écriture, en psycholinguistique, en sociolinguistique pour en arriver à une simple notule de quelques mots dans un programme censé préparer les élèves à disposer des bases nécessaires pour relever au moment voulu le défi des évaluations de PISA ! La grammaire et l’orthographe bénéficient, quant à elles, de plus d’espace. Mais elles se trouvent stérilisées du fait que le projet de programme privilégie tout au long de la scolarité la mémorisation de règles sans s’intéresser à leur acquisition par les élèves. La centration sur l’orthographe répond bien à un besoin constaté, mais elle fait fi des recherches en didactique et en psychologie cognitive qui ont montré que les apprentissages, pour la langue française, se prolongeaient au moins jusqu’en fin de scolarité obligatoire. Bref, ce projet de programme fige, parcellise et disjoint les apprentissages relatifs à la langue, plutôt que de les faire converger vers la maîtrise de compétences d’écriture et de lecture. Et la liste des notions que les élèves auront à assimiler en vocabulaire, grammaire, orthographe est si conséquente que les enseignants n’auront guère le choix du modèle pédagogique : l’enseignement de la langue se fera nécessairement selon un modèle transmissif et mettra en échec bon nombre d’élèves à qui ne seront donnés ni le temps ni les moyens de s’approprier ces notions. La promesse du respect de la liberté pédagogique de l’enseignant apparait dès lors bien trompeuse et démagogique.

En somme, il s’agit d’un programme plus intéressé à inculquer la docilité passive et le psittacisme qu’à développer l’intelligence et l’appétit culturel.

Si l’institution se trouvait ainsi renoncer à sa mission qui est d’aider les enseignants à former des citoyens actifs et intelligents, en revanche les formateurs, les chercheurs et les associations s’intéressant à l’école sont toujours prêts à assurer la leur et à contribuer à une réflexion visant à mettre à disposition des maîtres des outils d’enseignement appropriés à l’école du XXIe siècle.

Sylvie PLANE
Avec la collaboration de C. Brissaud, M-L Elalouf, A. Halté, Cl. Péret
Association Internationale pour la Recherche en Didactique du Français