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Le plaisir d’enseigner, la confiance pour apprendre

Les sciences économiques et sociales, plus qu’une matière, pour Florence Aulanier ce sont des portes qui s’ouvrent pour peu que l’on aide les élèves à en découvrir la poignée. Fille d’ostréiculteur, elle y a puisé lycéenne la certitude qu’elle pouvait tracer sa voie ailleurs que dans les chemins fixés par un certain déterminisme social. Les SES sont pour elle une « voie de démocratisation de l’école par excellence » parce qu’elles « donnent des clés pour comprendre le monde dans lequel on vit ».

Enseignante depuis vingt cinq ans, elle en observe les effets sur ses anciens élèves qui, comme elle, ont franchi les échelons, exercent le métier qu’ils ont choisi. Une jeune fille rencontrée par hasard dans le train lui a confié que fille d’ouvrier elle était devenue assistante sociale et se souvenait des cours sur Bourdieu qui lui avait amené le recul nécessaire pour comprendre la sélection sociale induite dans les choix d’orientation.

Son intérêt pour la matière qu’elle enseigne, Florence Aulanier le partage au sein de l’Apses, l’Association des professeurs de sciences économiques et sociales. Elle apprécie la mutualisation entre les enseignants, concrétisée par le manuel en ligne et gratuit SESâme créé bénévolement par des adhérents de l’association. Travailler en mode collectif, dans son lycée et ailleurs, dans des projets locaux ou européens, apprendre des autres, puiser des idées dans les échanges, construire des projets à plusieurs, partager les multiples déclinaisons possibles d’une discipline ouverte sur des questionnements empreints d’actualité, les SES sont un sport de combat qui se vit en collectif. Alors, pour que ses élèves s’approprient les richesses d’une matière qui raisonne, elle pose sa liberté pédagogique dans les interstices essentiels du quotidien scolaire.

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Sa salle de classe est un lieu de vie où les murs se décorent des productions des élèves. Ils sont invités à représenter les concepts qu’ils préfèrent avec des affiches ou des objets en 3 D conçus à partir de matériaux récupérés. La pyramide de Maslow construite à partir d’un emballage de chocolat est voisine de la balance de la justice et d’une représentation du travail à la chaine. Les contributions sont volontaires et favorisent l’expression de la créativité sans contraintes. Une plante verte nommée « Robert Plant » par les élèves est choyée et se voit conférer un rôle central. « C’est un véritable objet de transition, les élèves timides en fin de cours, viennent l’arroser, l’épousseter et mine de rien me confient leurs doutes, leurs questions ». L’ambiance de classe est pour Florence Aulanier un élément fondamental pour bien apprendre. « Alors qu’à l’école primaire, les classes sont décorées, plus on avance dans la scolarité et plus elles sont tristes, sans âme. »

Se sentir bien en classe pour mieux apprendre, se sentir chez soi ; l’enseignante pour favoriser un climat apaisé, propose depuis quelques années un temps de relaxation avant certains cours, surtout ceux qui se déroulent en fin d’après midi. Les séquences d’un quart d’heure sont instaurées dans une routine pédagogique. Elles débutent par des exercices de respiration et de massages des mains, se poursuivent en musique avec à la clé pour les élèves une découverte d’horizons sonores nouveaux, enrobés de notes de jazz. La surprise lors des premiers cours, marqués parfois par quelques fous rires, s’efface vite devant le bienêtre ressenti à laisser son cerveau échapper aux multiples sollicitations, le temps d’un lâcher prise. Certains élèves font profiter à leur tour leur famille des bienfaits de la relaxation, d’autres les utilisent lors de baby-sitting. Avant de mettre en œuvre ces séquences, Florence Aulanier s’est formée aux techniques de relaxation. Aujourd’hui, elle intervient dans des entreprises pour mettre en œuvre des séances destinées aux salariés victimes de stress. Intervenante en master ressources humaines, elle propose également à ses étudiants de telles séquences. Les effets sur ses classes, elle les mesure à l’absence de conflit et au climat de confiance instauré. Elle les partage aussi avec les nouveaux enseignants dont elle est la tutrice.

« Les enseignants ont souvent l’impression qu’il faut être autoritaire pour ne pas se laisser marcher sur les pieds au risque de rentrer dans une spirale d’opposition avec les élèves ». Lorsqu’elle conseille, elle explique aux jeunes profs que la légitimité vient avant tout de la qualité des cours, qu’il faut être soi-même et ne pas avoir peur des élèves. L’absence de conflit favorise les apprentissages et permet l’expression des doutes, des questionnements propres à laisser éclore de nouveaux savoirs. L’autorité s’exprime et se respecte loin de l’autoritarisme, elle s’inspire dans la passion mise dans son métier, dans la confiance posée sur les aptitudes à comprendre, à se saisir de concepts aux abords complexes. Pour favoriser l’appropriation par les élèves des théories économiques et sociales contenues dans le programme, Florence Aulanier imagine des projets qui effacent l’abstraction et s’ancrent dans les échos de la réalité.

Une classe, par exemple, participe à l’initiative Babyloan, un système de micro-prêts qui finance des projets de développement. Les projets retenus dans une première sélection par les élèves sont analysés avec une grille de critères lors de travaux dirigés. Trois seront retenus au final. Pour les financer, des actions sont organisées, inspirées par les passions des uns et des autres : un concours de dressage de chiens, un défilé de mode. Florence Aulanier enseigne également en option cinéma. «Être professeure de SES et de cinéma, les deux vont bien ensemble » souligne t-elle. Les films réalisés sont projetés et les spectateurs qui le souhaitent versent une participation : les projets financés sont suivis par une ONG, le sérieux est de mise derrière le plaisir de s’investir, de voir que chacun peut agir, loin de l’idée d’une époque où l’impuissance serait une dominante inéluctable. Car au-delà des apprentissages en économie que l’initiative favorise, ce sont aussi des savoir être qui sont convoqués, et toujours et encore une estime de soi qui permet de grandir en confiance.

Pour une classe de première, Florence Aulanier organise un rallye sociologique. Munis d’extraits des « Promenades sociologiques » de Monique et Michel Pinçon-Charlot, les élèves par petits groupes réalisent des reportages photographiques en se mettant dans la peau de sociologues. Ils partent à la découverte de quartiers de Paris guidés par des caches dans un socio-géocaching. En préambule, ils visionnent au Forum des Images des films retraçant le Paris du passé. Dans les rues du Marais par exemple, ils capturent les reflets d’un quartier marqué par deux cultures : la culture juive et la culture homosexuelle. Mais existe-t-il une culture homosexuelle ? Les élèves chercheront une réponse en dialoguant avec les passants, les commerçants, en attrapant les traces dans leur objectif. L’exercice permet à tous de s’investir y compris ceux pour qui écrire est plus difficile. Elle met les lycéens en prise avec les réalités sociales en empruntant les outils des sociologues. Et puis, même si Clermont-sur-Oise est à 80 km de la capitale, elle offre une occasion de découvrir Paris pour nombre d’élèves qui n’y sont jamais allés.

L’ouverture est essentielle pour comprendre le monde. De plus en plus, Florence Aulanier initie des projets à l’échelle européenne avec des échanges avec la Suède concrétisés par un voyage ou des correspondances par Internet avec le support d’e-twining. Ces projets sont souvent menés avec des collègues de son lycée. Montrer ce que l’on est, là où l’on vit à des semblables lointains est aussi une façon de prendre conscience de la richesse du patrimoine qui nous entoure. Clermont-sur-Oise est une ville moyenne de 10 000 habitants. Le lycée Cassini accueille majoritairement des élèves issus de classes moyennes et populaires. L’ambiance est paisible et pourtant beaucoup de lycéens sont victimes de ce que nomme Florence Aulanier « le complexe picard », le sentiment d’être moins bons qu’ailleurs, de vivre dans un endroit plus laid qu’ailleurs. Or, pour l’enseignante, cette image négative concourt sans doute au taux plus élevé que la moyenne de décrochage scolaire. Constater dans les échanges avec des correspondants étrangers que leur environnement et leur conversation sont dignes d’intérêt a un effet sur l’estime de soi des lycéens.

Les sciences économiques et sociales sont-elles particulièrement propices à la créativité pédagogique ? « Ce n’est pas une question de matière mais d’état d’esprit. N’importe quel enseignant dans n’importe quelle discipline peut développer des projets » répond Florence Aulanier. « Le pire n’est jamais certain » : voila la devise qu’elle aimerait partager avec l’ensemble de ses collègues et avec l’administration aussi. Aujourd’hui, initier, animer un projet se révèle une course d’obstacles où l’oubli du moindre papier, du moindre formulaire peut retarder voire mettre à néant la réalisation de l’initiative. Les règlements à appliquer s’empilent à mesure que les peurs s’amoncellent sur un risque d’accident ou d’allergie, une responsabilité imputable, des angoisses d’adultes. Alors oui, l’envie de lever le pied, de moins développer de projets, pointe le bout de son nez. La liberté pédagogique élimée par la complexité administrative et la recherche de l’efficacité est un risque réel.

Mais le plaisir d’enseigner, Florence Aulanier le ressent toujours, lorsqu’à la fin d’un cours les yeux brillent d’avoir compris, lorsque son expérience est source de partages avec de nouveaux enseignants, lorsque les idées fusent dans les échanges avec ses collègues. « Il faudrait qu’on s’arrête d’avoir peur de tout » nous dit-elle en nous invitant à développer ces temps de convivialité qui instaurent la confiance dans la classe, dans la salle des profs et dans la vie tout simplement.

Monique Royer