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Le meilleur compromis pour tous

Le terme d’hétérogénéité a fait son apparition de manière progressive dans le langage courant des enseignants à la suite de l’évolution du système éducatif français. Cette évolution s’est traduite sur le terrain par des changements dans la composition du public d’élèves accueilli dans les établissements et la plus grande diversité des élèves est principalement le fait de deux mécanismes.

Le premier tient au phénomène de massification du système qui a permis à l’ensemble d’une classe d’âge d’accéder à des parcours scolaires de plus en plus longs.

Le second tient à la suppression de certains paliers d’orientation, de filières (et d’une partie des structures d’enseignement spécialisé), mais aussi à une diminution sensible des redoublements. À cela s’ajoute une évolution sociale, économique et culturelle de la société qui a provoqué des changements dans le rapport des individus à l’école. Une population d’élèves se conforme moins à la norme scolaire traditionnelle. Pour toutes ces raisons, de la maternelle à l’université, le public d’élèves s’est diversifié, tout en donnant lieu à une plus grande difficulté dans l’exercice du métier d’enseignant.

Cette hétérogénéité si souvent mise en avant dans le discours des acteurs recouvre en fait plusieurs dimensions au niveau des élèves : niveau d’acquisition, capacités cognitives, comportement scolaire, milieu social… La question est alors de savoir si cette hétérogénéité du public d’élèves rend les contextes d’apprentissage moins efficaces.

Effets des systèmes éducatifs

Pour alimenter la réflexion sur le sujet, il serait utile de rappeler quelques résultats majeurs de la recherche en éducation sur cette question et mobiliser pour cela des éléments à plusieurs niveaux d’analyse. Le premier niveau concerne de façon globale les systèmes éducatifs qui témoignent d’une plus ou moins forte hétérogénéité dans leur structure.

Une recherche récente, basée sur l’exploitation des données Pisa[[Pisa : Programme international pour le suivi des acquis des élèves. Mis en œuvre par des pays membres de l’OCDE, le Pisa évalue le rendement des jeunes en compréhension de l’écrit, en culture mathématique et en culture scientifique au moyen de tests communs à l’échelon international.]], s’est penchée sur la relation entre le degré global d’hétérogénéité des systèmes éducatifs et les performances des élèves (Duru-Bellat, Suchaut, 2005).

Un indicateur de différenciation des systèmes a été construit qui prend en compte trois caractéristiques : l’importance du redoublement en primaire, la brièveté du tronc commun et l’ampleur de la ségrégation scolaire entre les établissements. Plus cet indicateur est élevé, plus les élèves sont, très tôt, placés dans un environnement pédagogique homogène (le redoublement s’efforce d’homogénéiser le niveau des classes, de même que l’existence de filières précoces et d’établissements de niveaux scolaires différents) ; à l’inverse plus l’indicateur présente une valeur faible, plus les systèmes maintiennent une organisation caractérisée par l’hétérogénéité.

On peut alors distinguer les pays selon ceux qui développent une culture de l’intégration (comme c’est le cas dans les pays nordiques et les pays asiatiques) de ceux qui favorisent une culture de la différenciation (comme c’est le cas dans les pays germaniques, les pays d’Europe de l’Est et les pays les plus pauvres de l’Europe du Sud). Les pays dont les systèmes cultivent la différenciation ont des élèves moins performants que les autres, sans pour autant dégager une élite scolaire importante. En outre, plus les systèmes scolaires maintiennent un niveau élevé d’hétérogénéité (peu de redoublements, un tronc commun long, des établissements peu différenciés), moins les inégalités sociales de réussite entre élèves sont importantes. Autrement dit, l’hétérogénéité globale du système éducatif ne nuit pas au niveau moyen des élèves et elle permet de plus de réduire l’impact de l’origine sociale sur les acquisitions scolaires.

Classes de niveau

Un second niveau d’analyse concerne les pratiques de constitution de classes dans les établissements scolaires et notamment la constitution de classes de niveau. Cette pratique, moins courante en France que dans les pays anglo-saxons, existe dans le second degré même si cela n’est pas toujours affiché clairement par les établissements. Plusieurs manières, plus ou moins déguisées, existent pour regrouper les élèves selon leur niveau dont la plus connue est le choix des langues vivantes et de certaines options.

Une recherche française, menée au niveau du collège, a confirmé les résultats internationaux concernant le faible effet de la constitution de classes homogènes sur les acquisitions des élèves (Duru-Bellat, Mingat 1997). Mais ce constat valable en moyenne pour l’ensemble des élèves varie quand on se centre sur des profils scolaires particuliers. Un élève fort a tout à gagner à être scolarisé dans une classe homogène de niveau élevé alors qu’un élève faible a, quant à lui, tout à perdre à être scolarisé dans une classe homogène de faible niveau.

La question de l’hétérogénéité illustre bien la problématique de l’arbitrage entre le cas général (ce qui vaut, en moyenne pour tous les élèves) et les cas particuliers (ce qui vaut spécifiquement pour tel élève). Si l’on souhaite privilégier l’équité, c’est-à-dire réduire les écarts entre élèves sans pour autant affecter fortement le niveau moyen, alors le meilleur compromis pour tous les élèves, est un groupe classe hétérogène car il permet aux élèves en difficulté de mieux progresser sans que les élèves les plus avancés soient réellement pénalisés. En fait, le faible avantage lié aux classes homogènes de niveau élevé serait principalement dû au fait que le programme proposé aux élèves serait plus riche et plus ambitieux (Whitburn, 2001).

Dans le primaire

Au niveau de l’enseignement primaire en France, le critère consensuel qui régit les procédures de constitution des classes dans les écoles est basé sur une égalité de « traitement » entre les enseignants. Les maîtres d’une même école souhaitent pouvoir bénéficier de conditions de travail comparables (dont la gestion de l’hétérogénéité du groupe classe est un élément important), les élèves bénéficiant alors de contextes d’apprentissage similaires (Leroy-Audouin, Suchaut, 2005).

Dans la grande majorité des cas, les équipes pédagogiques agissent donc au mieux pour établir une répartition équitable des élèves entre les classes. Cet équilibre s’applique en priorité aux effectifs, mais aussi à la répartition par sexe et au niveau d’acquisition scolaire. Avec ce principe de similitude des configurations de classe dans une même école lors de l’affectation des élèves, c’est donc paradoxalement l’hétérogénéité qui est recherchée par les enseignants. Cela étant dit, d’une école à l’autre, les classes peuvent être plus ou moins hétérogènes mais aucune étude française portant sur l’enseignement primaire n’a mis en évidence un effet significatif du degré d’hétérogénéité de la classe sur les progressions des élèves.

À l’intérieur de la classe

Un dernier niveau d’analyse se focalise sur les organisations pédagogiques au sein même de la classe qui peuvent permettre, notamment en constituant des groupes de niveau, de réduire l’hétérogénéité. Cette pratique peu répandue en France est très courante dans les pays anglo-saxons sous le vocable d’« ability grouping ». La majorité des recherches qui ont mesuré l’efficacité des groupes de niveau n’ont pas mis en évidence de bénéfices associés à cette modalité de gestion de la classe (Slavin, 1990).

La recherche fournit donc des conclusions plutôt favorables à l’hétérogénéité alors que les acteurs la perçoivent au contraire comme un frein à l’efficacité de leur travail. Les enseignants ne s’attendent pas – ni ne sont préparés – à faire face à ce public diversifié, sans doute parce que l’hétérogénéité n’apparaît pas comme une composante véritablement intégrée dans les représentations initiales du métier.

Et pourtant, dans le passé, la classe unique de l’école rurale était un modèle d’hétérogénéité puisqu’elle regroupait des élèves d’âges très différents sans que cela fasse l’objet d’un débat de même nature qu’aujourd’hui ; c’est tout au plus le surcroît de travail, lié à la multiplicité des sections en présence dans la classe, qui pouvait être déploré. La prise en compte de l’hétérogénéité dans la gestion de la classe devrait être une constante de l’acte pédagogique : il y aura toujours des élèves forts, moyens et faibles, des élèves aux aptitudes variées, des élèves appartenant à des milieux familiaux qui entretiennent une plus ou moins grande proximité avec l’école ; tout est en fait une question de degré dans cette hétérogénéité et surtout de capacité à l’accepter et à la gérer au quotidien.

L’organisation de la scolarité en cycles dans l’enseignement élémentaire a pourtant établi un cadre favorable à la prise en compte des différences inter-individuelles dans les rythmes d’apprentissages des élèves, mais cela ne suffit sans doute pas et la solution réside encore une fois dans l’adaptation des pratiques pédagogiques à la diversité naturelle des élèves (Burns, 1971).

Encore faut-il que l’institution tout entière relaie les apports de la recherche en accompagnant les enseignants par des actions de formation spécifiques, mais aussi par le discours politique, ce qui n’est pas toujours le cas comme on a pu le voir récemment sur des questions comme l’apprentissage de la lecture ou le redoublement…

Bruno Suchaut
Enseignant à l’université de Bourgogne et directeur de l’Irédu-CNRS