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Le livre comme lieu du lien

En 1954, William Golding écrit son premier roman, traduit deux ans plus tard en français sous le titre Sa Majesté des Mouches (Gallimard Folio). Un avion, qui transporte des écoliers évacués au cours d’une guerre nucléaire, s’écrase sur une île déserte. Tous les adultes sont tués. Les enfants restent seuls. Si le récit s’inscrit dans le genre conventionnel de la robinsonnade, l’auteur innove en ne donnant pas une image aseptisée de l’enfance, mais en présentant bien au contraire la face noire et sauvage de l’être humain, et cela dès son plus jeune âge. En dépit de la dureté de certaines scènes, cette allégorie de la société humaine a été rapidement scolarisée. Elle est inscrite dans la liste d’œuvres établie pour les collégiens du cycle central (5e/4e) sous la rubrique « Romans de société ».
En 1996, l’auteur britannique Nigel Williams publie une adaptation théâtrale de ce roman, traduite en français en 2001 (L’école des loisirs, coll. Théâtre) : l’argument et le registre sont fidèles à ceux de William Golding, mais les écarts dus au transfert générique sont à identifier et à interpréter. En 2002, Jean-Pierre Hubert écrit pour la jeunesse une version futuriste de cette robinsonnade : Sa Majesté des clones (Milan Jeunesse). Fuyant les redoutables Arachnos (des extraterrestres ayant l’apparence de monstrueuses araignées, capables de fabriquer du vivant) dans une navette spatiale, une vingtaine d’écoliers terriens échouent sur une planète déserte. Dépourvus de tout, les enfants tentent de se donner un vernis de civilisation. Mais, deux adolescents, Élie et Moelo, respectivement Ralph et Jack dans le roman de Golding, se démarquent du groupe : le second conteste le statut de chef que le groupe a attribué à son adversaire. La rivalité s’accroît de jour en jour, les deux clans se déclarent la guerre. La présence d’un ennemi commun, les Arachnos, n’apaise en rien le conflit, qui oppose les gentils, sous le commandement d’Élie, aux méchants, dirigés par Moelo. Ce sont finalement les Arachnos qui permettent aux enfants de regagner la Terre.
J.-P. Hubert, qui a une certaine expérience des adolescents dans la mesure où il a été enseignant, précise dans la « Postface » la finalité assignée à cette réécriture du roman de William Golding : montrer que l’homme, dès son plus jeune âge, doit mettre son intelligence et sa sensibilité au service non de la haine et de l’intolérance mais de l’amour et de la fraternité. Afin que les collégiens puissent mesurer la portée symbolique de cette fable, je leur ai proposé de la mettre en résonance avec le texte source, Sa Majesté des Mouches, et son adaptation pour le théâtre.

Trois livres à lire en trinômes

Pour alléger la charge de travail de mes élèves de 3e mais permettre cependant à chacun d’entrer dans les trois œuvres, je leur ai demandé de constituer des trinômes et de lire au moins un tiers de chaque version, l’objectif étant bien évidemment de donner à tous l’envie de lire l’intégralité des trois livres. L’expérience a montré que la démarche de lecture proposée a suscité une forte émulation : plus de la moitié des élèves a lu deux voire trois versions. Dans chaque trinôme (A, B, C), les œuvres ont été lues selon le découpage et le programme suivants :

Étape de lecture W. Golding (T1) N. Williams (T2) J.-P. Hubert (T3)
1 Chapitres 1 à 5 (A) Acte I (C) Prologue et chapitres 1 à 8 (B)
2 Chapitres 6 à 9 (B) Acte II (A) Chapitres 9 à 18 (C)
3 Chapitres 10 à 12 (C) Acte III (B) Chapitre 19 et épilogue (A)

Après chaque étape de lecture individuelle, un échange au sein des trinômes puis une mise en commun collective ont permis de mesurer l’incidence des contextes de production et de réception des œuvres sur les choix d’écriture réalisés par leurs auteurs respectifs : le roman de W. Golding a été écrit pour le lectorat adulte de l’après-guerre, les deux autres œuvres pour la jeunesse actuelle. Cela a permis également de poser le problème du transfert générique (roman de société, théâtre, roman de science-fiction), d’initier les élèves à la notion d’intertextualité et de les sensibiliser à l’une des finalités premières de la lecture : on lit pour partager ses lectures avec d’autres lecteurs. Le livre est apparu dès lors comme le « lieu du lien » : lien entre les œuvres, lien entre les lecteurs.
Lors des échanges qui ont suivi les lectures individuelles, les collégiens se sont plus particulièrement intéressés :
– aux personnages : à leur caractérisation (par leurs discours et par la narration ou les indications scéniques, très nombreuses dans la version théâtrale) et à leur évolution au cours de l’histoire, à la nature des liens qui unissent certains d’entre eux,
– aux événements qui assurent la progression du récit, aux facteurs de tension entre les deux clans,
– au rythme de la narration (mode de narration à la troisième personne dans T1 et T3)
– ainsi qu’aux effets de lecture induits par les choix d’écriture.

Échanges et confrontations

Ils ont confronté leurs lectures afin d’identifier et d’interpréter les écarts liés aux contraintes génériques et aux contextes de production et de réception dans lesquels chacune de ces trois œuvres s’inscrit. Ils ont pu ainsi remarquer que le prologue qui ouvre T3 plonge d’emblée le lecteur dans un décor propre à la science-fiction, qu’il lui permet de comprendre que les enfants ont un ennemi commun, les Arachnos, et que le personnage de Tiggy (T3) diffère de celui de Porcinet (T1) et de Piggy (T2). Ils ont également noté que la rivalité qui oppose Élie et Moelo dans T3 revêt une dimension bien plus manichéenne que celle qui oppose Ralph et Jack dans T1 et T2 : Élie, l’intellectuel plein de bon sens, représente le Bien ; Moelo, le sportif qui ne réfléchit pas, incarne le Mal. Ils ont pu ainsi échanger autour du caractère quelque peu stéréotypé de ce contraste.
Par ailleurs, ils ont perçu l’écart entre le comportement d’enfants civilisés qui découvrent la vie sauvage (T1 et T2) et celui d’enfants élevés loin du foyer familial et habitués à vivre en collectivité (T3). L’étude contrastée des descriptions (T1 et T3) et des didascalies (T2) a non seulement montré la singularité des décors exotique (T1 et T2) et futuriste (T3), mais aussi souligné l’intérêt des pauses descriptives qui jalonnent le roman de William Golding et qui, aux dires des élèves, ralentissent la lecture. Effectivement, le rythme de la narration est plus soutenu dans le roman de science-fiction, mais l’imagination du jeune lecteur est fortement sollicitée dans la mesure où l’arrière-plan est assez peu décrit. Quant à la fiction dramatique, si la classe a unanimement été sensible à l’effet de rapidité dû à la coïncidence entre le temps de l’énonciation et celui de l’histoire, elle a également relevé la difficulté d’inscrire les actions dans la durée et d’imaginer, à partir des didascalies, l’espace dans lequel celles-ci prennent place.
La lecture conjointe de ces trois œuvres a conduit les élèves à percevoir les liens qui unissent la littérature écrite autrefois et celle qui s’écrit aujourd’hui, et à s’interroger sur les facteurs qui ont motivé leur préférence. Ils ont apprécié la tension dramatique qui caractérise le dernier chapitre de T1, le narrateur suivant le point de vue de la victime, Ralph, mais ils ont jugé la lecture du roman difficile en raison de la superposition des points de vue, de certaines tournures syntaxiques et du lexique. La lecture de T2 leur a permis de constater qu’une pièce de théâtre est avant tout destinée à être jouée et regardée. Les rebondissements nombreux dans T3, la distribution en chapitres permettant au lecteur de suivre aisément le récit des deux bandes, la plongée dans un univers futuriste, l’évocation de problèmes d’actualité tels que le clonage, les manipulations génétiques, ont séduit majoritairement les collégiens. Mais ils ont reconnu que la lecture du roman de W. Golding a éclairé celle du roman de science-fiction, que J.-P. Hubert a écrit pour eux, comme il le précise dans la « Postface ». Ils ont en effet compris que les trois textes dénoncent une situation analogue mais que le roman pour la jeunesse développe un propos moralisateur et offre un dénouement teinté d’espoir, alors que le texte source (T1) renvoie une vision de l’homme et du monde fort pessimiste, ce qui s’explique par la date à laquelle il a été écrit et l’identité du lectorat auquel il s’adressait alors. Enfin, les modalités selon lesquelles ce travail a été réalisé ont fait de la classe un véritable lieu de rencontre non seulement entre les élèves lecteurs et le professeur lui-même lecteur, mais également entre trois auteurs aux écritures singulières.

Sylviane Ahr, IUFM de Versailles.