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Le handicap : un déclic pour interroger et changer le métier d’enseignant

Fatiha Tali est née de l’autre côté de la Méditerranée, dans l’Algérie lumineuse. Elle a quitté ses rives à l’âge de sept ans pour venir vivre à Lyon avec ses parents. Migrante dans une ville où le brouillard couvre les jours d’hiver, l’école s’est imposée lentement comme un refuge. La nostalgie algérienne était aussi celle d’une vie où famille et voisins se réunissaient pour parler, travailler ensemble ou fêter des évènements infimes ou grands. « Je crois que mon intérêt pour les communautés d’enseignants vient de là » glisse Fatiha dans un sourire. Son goût d’apprendre est sans doute né de l’envie de comprendre un monde nouveau et étrange. Le parcours professionnel de Fatiha Tali est déjà composé de mille vies où la recherche prend une part de plus en plus importante. Enseignante en Rased après un détour par la grande distribution, elle a été coordonnatrice à la commission départementale d’orientation vers les enseignements adaptés. Aujourd’hui, elle est coordinatrice académique de la formation de spécialisation 2CA-SH sur l’académie de Toulouse en situation de recherche-intervention, une façon de mêler et de nourrir réciproquement son métier et sa thèse.

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Le thème de sa thèse « l’effet d’une formation par alternance sur l’évolution des pratiques et le développement professionnel des enseignants » s’intéresse à la conduite et à l’apprentissage du changement. Menée sous la direction de Jean-François Marcel (professeur des niversités), et Audrey Murillo (maitre de conférences), au département sciences de l’éducation de Toulouse II, elle explore ce qui questionne, ce qui meut, ce qui freine les enseignants dans leur pratique professionnelle. Formatrice sur les problématiques de l’ASH (adaptation scolaire et scolarisation des élèves handicapés), Fatiha a conçu une formation hybride, mêlant formation à distance, regroupements et communauté de pratiques, pour «développer les apprentissages professionnels des enseignants du second degré dans la prise en charge des élèves en situation de handicap inclus dans la classe ordinaire » une façon d’expérimenter les hypothèses de sa recherche. Sur le terrain, elle constate les effets d’une injonction au changement qui pèse sur les enseignants sans que véritablement on s’interroge sur l’accompagnement, la valorisation, la reconnaissance. Derrière l’injonction, s’expriment l’évaluation, la pression. Or souligne Fatiha « le changement c’est aussi la peur de l’inconnu, la peur de l’erreur ». Le droit de se tromper, d’analyser l’échec pour en faire un facteur de réussite est indispensable pour changer en profondeur les pratiques et le système.
Inclure dans sa classe des élèves handicapés ou en difficulté d’apprentissages est déstabilisant. Comment prendre en compte la différence ? « Comment mettre l’enfant face aux savoirs, est-ce grave s’il n’atteint pas le niveau des autres mais un niveau estimable ? ». « D’où part-il, comment fait-il, est-ce qu’il se sent perdu ? » Les questions percutent le métier de prof en plaçant la méthode avant les connaissances. « Le handicap renvoie à beaucoup d’interrogations et perturbe le sentiment d’efficacité de l’enseignant » souligne Fatiha Tali. Mais rarement s’expriment les doutes et les tâtonnements tant le formatage éducatif place les certitudes d’un savoir certifié au dessus des errances réflexives, pourtant sources d’apprentissage. « Au départ, ce sont souvent des outils prêts à l’emploi que l’on me demande mais un outil répondra à un handicap particulier, sera satisfaisant dans l’immédiat. Comment fera l’enseignant lorsqu’il accueillera un enfant avec un autre handicap ? ». Alors dans sa formation, Fatiha propose de puiser dans le collectif la force de s’interroger sur ses pratiques et de changer ses méthodes pédagogiques. Se construire une méthodologie, développer les compétences dans les gestes d’adaptations pédagogiques et didactiques, se former au mieux pour travailler avec des élèves handicapés dans la classe, l’objectif est fixé.

La notion de projet est fondamentale puisqu’elle va permettre de s’inventer une méthode où à partir d’un constat, une solution sera construite en fonction de choix, d’hypothèses. « Il faut savoir s’adapter, analyser les besoins, faire un feed back permanent et admettre que tous les objectifs ne pourront être atteints ». Fatiha Tali a choisi la plateforme Moodle comme support de son dispositif de formation. Elle y allie l’aspect formel avec des cours et des ressources en ligne tout en laissant libre cours à l’informel par les échanges et la naissance d’une véritable communauté de pratiques. L’accompagnement est pour elle fondamental et son rôle se joue là, dans l’apport de savoirs et d’outils, dans l’attention placée dans le groupe et envers chacun pour que se construisent les apprentissages. « Que puis-je faire de spécifique pour que ces enseignants construisent une pratique professionnelle ? », la question résume à elle seule l’intention de Fatiha Tali lorsqu’elle a construit son dispositif d’apprentissage avec une entrée socioconstructiviste. La démarche de la recherche-intervention a permis de recueillir les besoins des professeurs venus se former à l’Espé pour bâtir le dispositif hybride de formation.

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Formatrice et certificatrice C2i2e, Fatiha a réfléchi à l’utilisation du numérique pour favoriser l’individualisation des pratiques enseignantes dans le cadre de l’inclusion des élèves handicapés et de la prise en compte des besoins spécifiques. Elle a analysé plus d’une centaine de logiciels de compensation et au total en a retenus une vingtaine, tous en open source et peu compliqués à utiliser. « Ce n’est pas le logiciel qui est l’outil premier d’aide » souligne-t-elle. A partir de l’outil, nombre d’interrogations vont à nouveau émerger. « Qu’est ce que l’enseignant veut faire de et avec l’outil ? ». Le choix de l’activité par l’enseignant est important car il ne doit pas dévaluer le travail de l’élève. Celui-ci doit être mis en situation de travail, le logiciel facilitant simplement l’accès au savoir. La question de l’évaluation et de son équité par rapport aux autres élèves peut alors être abordée. L’outil numérique peut servir de médiation, de source d’apprentissage mais également pour l’évaluation. L’enseignant va ainsi s’interroger sur la méthode « Qu’est-ce que j’évalue, quelle compétence, quelles activités je propose dans ma classe pour favoriser l’acquisition de cette compétence, vais-je exiger de tous la même performance ? » les questions sont celles que devrait se poser pour construire son cours tout enseignant quels que soient les élèves, handicapés ou non, remarque Fatiha. L’outil repart vite au second plan, ce qui compte ici, c’est la méthode, l’intention et les ressources puisées en grande partie dans la communauté construite à partir d’intérêts, de problèmes et de solutions partagés.

« La force du système, ce n’est pas l’individu, c’est le collectif. Le changement peut partir d’une personne pour peu qu’elle fédère autour d’elle et impulse le collectif ». Fatiha Tali a inscrit ce principe dans les bases de sa thèse et dans le dispositif de formation. Travailler ensemble, questionner les autres, mutualiser idées et ressources, exposer ses doutes et analyser les résultats de ses tâtonnements, ne sont pas des habitudes ancrées dans les pratiques professionnelles des enseignants. La formation à distance peut favoriser l’apprentissage de ces pratiques pour peu qu’elle soit bien structurée et accompagnée. La notion d’accompagnement individuel et collectif est fondamentale pour favoriser la confiance nécessaire à l’émergence de la communauté et veiller à ce que chacun acquiert les compétences visées. « Dans un groupe, on n’avance pas au même rythme, on est dans l’humain. Le projet commun est porté par l’accompagnement qui est aussi formateur », rappelle Fatiha. Sur la plateforme, elle met à disposition des cours et des ressources, elle laisse aussi une place aux échanges formels et informels avec un forum et un chat. Les stagiaires mettent en commun des fiches de lecture et construisent une veille mutualisée. Avec le carnet de bord virtuel, ils suivent leur progression, leurs apprentissages, analysent le chemin individuel et collectif emprunté pour construire leurs compétences. Lors des sessions de regroupement, ils bénéficient de temps d’analyse et d’échange de pratiques. « Le collectif c’est aussi l’entraide. Une stagiaire était en difficulté pour trouver un stage, le collectif s’est mobilisé » raconte Fatiha. La distance accroit la convivialité lorsque la communication est facilitée.

« L’être humain évolue constamment parce qu’il apprend ». L’ambition de Fatiha Tali est de donner aux enseignants les moyens de repérer, reconnaitre les difficultés posées dans l’exercice de leur métier et de construire des solutions sources d’apprentissage. Petit-à-petit, elle dessine une méthode où l’humanité glissée facilite une remise en question de certitudes ancrées depuis le banc de l’école. La confiance, le doute, la reconnaissance, la force de l’individu, la créativité du collectif, les valeurs affichées ont des parfums mêlés des deux rives de la Méditerranée. Elles pourraient être celles qui qualifient le changement, le vrai, le profond, celui qui meut le système et épanouit les personnes qui le composent loin des injonctions, tout près de ce qui nous questionne.

Monique Royer