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Le fil à plomb de l’enseignant

Le métier est confronté à des situations inédites liées au manque d’accord sur les missions de l’école dans le débat public et aux demandes contradictoires de ses usagers. Françoise Lantheaume a insisté particulièrement sur l’écartèlement des acteurs entre des prescriptions qui relèvent à la fois du mandat donné par la société (éduquer, instruire, socialiser) et du service rendu à la personne (développement des aides individualisées).

Injonctions contradictoires

Selon la prévalence donnée à l’un ou l’autre de ces aspects, on ne va pas habiter son métier de la même façon, ni développer les mêmes compétences. Comment tenir à la fois logique de mandat, principe d’égalité de traitement, mise à distance de particularismes, justice ?

Pour Frédéric Saujat, le métier est pris en étau entre prescriptions « descendantes » et prescriptions « remontantes » : d’une part, les pressions de l’encadrement intermédiaire, plus occupé à faire descendre les prescriptions qu’à faire remonter la réalité du terrain ; d’autre part, les évolutions des élèves : comment faire avec la modification de leur rapport à l’école, au savoir et aux tâches scolaires ? Comment composer avec leur résistance à entrer dans les apprentissages, avec la pression des parents vis-à-vis de l’école ? Les débutants vivent de façon aigüe cette pression. Ils sont écartelés entre ce qu’on leur demande de faire et ce que ça leur demande comme dilemmes et arbitrages : comment décider face à ce que je sais faire, ce que je veux et peux faire, ce que les autres font, les ressources professionnelles dont je dispose ?

Comment sortir de la déploration et de la plainte, cesser de se désigner comme victime ? Pour ouvrir des voies, les quatre intervenants ont, chacun à leur manière, insisté sur la nécessité de réinventer ensemble les règles du métier et de se donner pour cela des espaces délibératifs. Ces espaces peuvent, selon Françoise Lantheaume, aider au passage du local au global, d’une conception domestique du métier à une dimension civique et démocratique. Un syndicat peut y contribuer : « Le rôle du syndicat est de produire un point de vue politique collectif, en lien avec les débats sur le travail ». On pourrait ajouter qu’un mouvement pédagogique peut aussi assumer cette fonction.

Yves Clot insistait tout autant sur l’importance des collectifs qui défendent la promotion du métier, qui supportent les débats d’école, que sur la controverse professionnelle sur ce qu’est un travail bien fait. Il y a d’autant plus urgence à initier ces collectifs que la tendance de certaines formes actuelles de management consiste à déposséder le professionnel de son pouvoir d’agir en lui imposant des scripts qui donnent l’illusion d’un point de vue unique sur les critères de qualité du travail, alors qu’il y a toujours conflit sur ce qui est juste ou non, vrai ou faux, bien ou pas.

qualité du travail

Une question cruciale pour lui : est-il possible d’instituer dans les organisations un conflit sérieux sur les critères de qualité du travail ? De sortir du faire semblant et de l’illusion d’un seul point de vue ? « Nous avons besoin de contraindre les hiérarchies à être des acrobates du compromis. Il faut que ceux qui dirigent soient spécialistes des compromis transitoires. Ce qu’on ne partage pas doit devenir plus intéressant que ce qu’on partage. » Frédéric Saujat ne dit pas autre chose lorsque, à partir d’un exemple d’auto-confrontation croisée sur deux mises en œuvre de l’aide personnalisée, il invite à une « exploration commune et inachevable des gestes professionnels possibles. […] Entre d’un côté l’inflation des bonnes pratiques et de l’autre le relativisme du “à chacun sa recette” qui rendent le dialogue inutile, il y a une troisième voie qui est celle des disputes professionnelles pour dégager collectivement des critères d’efficacité. »

déficit de pédagogie

Pour Roland Goigoux, la difficulté majeure tient à la crainte de nombreux enseignants de ne pas savoir faire. Une crainte qui résulte, selon lui, d’un déficit didactique et pédagogique : comprendre les difficultés des élèves, connaitre les tâches pertinentes, savoir planifier. Faute de savoir identifier la nature des difficultés des élèves, on en recherche les causes ailleurs que sur le plan didactique ou pédagogique. On se voue alors à l’impuissance ou on développe de la culpabilité. Pour franchir un pas, il faut que les maitres deviennent spécialistes de l’apprentissage, ce qui passe à la fois par une mutualisation et une capitalisation des pratiques réussies sur le terrain et par la formation initiale et continue. Plus on devient spécialiste des apprentissages, plus on peut investir des marges de manœuvre.

Un emprunt à Primo Levi permet à Yves Clot d’insister sur la nécessité pour les enseignants de se redonner les moyens d’un « pouvoir d’agir ». Sans fil à plomb, le travailleur manuel est sans repères pour son travail. « Si je devais travailler sans niveau je deviendrais fou », dit l’un d’eux à un de ses interlocuteurs, écrivain, dans La Clé à molette. Comment permettre aux enseignants de se construire collectivement « le fil à plomb » qui leur redonne suffisamment confiance pour conserver une autorité sur leur travail, garantie de leur « pouvoir d’agir » ?

Nicole Priou