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C’est, de toute évidence, aux périphéries du système scolaire que se sont toujours élaborées les solutions qui ont ensuite, très progressivement, fait avancer l’ensemble des pratiques pédagogiques. La chose était vraie avant-hier, quand Itard, pour amener Victor jusqu’à la parole, élaborait les premiers rudiments de ce que Maria Montessori reconnaîtra comme une « pédagogie scientifique » ; elle était encore vraie quand Fernand Oury, dans « la classe des fous », posait les bases de la pédagogie institutionnelle ; elle est toujours vraie aujourd’hui, pour peu que nous prenions le temps d’observer ce qui se passe dans les « ateliers pédagogiques personnalisés » du « dispositif jeunes » ou dans les « réseaux de savoir réciproque »… de regarder, plus précisément encore, ce qui se fait dans l’éducation que l’on nomme spécialisée.
Car, c’est sans doute là que se révèle le véritable défi éducatif, c’est là que le pari de l’éducabilité perd définitivement son caractère de satisfaction esthétique ou d’instrument idéologique pour s’incarner dans un combat quotidien, pied à pied, contre la fatalité. C’est là qu’il faut faire preuve d’inventivité pour ne pas sombrer soi-même dans l’indifférence ou dans la folie. C’est là où l’éducateur découvre l’extrême limite du projet insensé et pourtant nécessaire de la différenciation pédagogique. C’est là qu’il est mis en demeure d’en assumer la terrible exigence : partir de ce que les gens sont pour les aider à devenir ce qu’ils espèrent être. « Nos racines sont dans les rêves » dit Salman Rushdie 1, et non dans le culte mythique d’un passé ou d’un folklore, la préservation d’une « nature » que nous serons condamnés à conserver indéfiniment.
« Différencier », ici, c’est accepter cette forme radicale de la différence qu’est le handicap mais sans renoncer à ce que s’y révèle l’humanité en ce qu’elle a de meilleur et de plus.
Le défi abouti… en mettant tout en œuvre, au contraire, en inventant tous les moyens possibles pour que l’homme s’y dise, y grandisse, s’y découvre frère, proche, infiniment proche de nous, en deçà ou au-delà de nos servilités sociales.
Le handicapé, au fond, met à l’épreuve l’authenticité de notre détermination éducative et révèle sa véritable nature ; parce qu’il rend le dressage social à bien des égards dérisoire et beaucoup de nos conventions superflues, il nous désigne l’essentiel : l’éducabilité véritable c’est ce à quoi nous parvenons parfois, miraculeusement, quand, dans un geste esquissé, un regard ébauché, une parole à peine énoncée, émerge quelque chose comme un sujet.
Mais l’éducabilité véritable – et le handicapé nous dit cela avec une force terrible – doit être capable d’intégrer la négativité, c’est-à-dire de continuer à inspirer l’action pédagogique quotidienne en dépit du fait que ses espérances sont souvent – presque toujours – démenties. Car, je n’ai jamais « aucune raison vraiment solide » de parier sur l’éducabilité de tous les sujets, mais « j’ai quand même toujours raison » – la pédagogie est à ce prix – de continuer à parier en dépit des déceptions inévitables auxquelles je suis condamné.
En cela, et en cela seulement, nous accédons à l’éthique, dont Emmanuel Levinas explique qu’elle est, constitutivement, l’acceptation de la non-réciprocité : « Je suis responsable d’autrui sans attendre la réciproque. La réciproque, c’est son affaire. C’est précisément dans la mesure où entre autrui et moi la relation n’est pas réciproque, que je suis sujétion à autrui ; et je suis « sujet » essentiellement en ce sens. Le moi a toujours une responsabilité de plus que tous les autres » 2. Parier sur l’homme là où, précisément, l’homme fait problème ; tout tenter sans exiger d’être payé de retour ; être pleinement responsable de l’émergence d’autrui sans nourrir de culpabilité narcissique le jour où l’échec vient nous rappeler notre finitude. « Dans le visage d’autrui, dit encore Emmanuel Levinas, j’entends ma responsabilité pour lui »… comme en écho à la sentence de Dostoïevski dans Les Frères Karamazov : « Nous sommes responsables de tout et de tous, et moi plus que tous les autres ».
Mais tout le monde, direz-vous, ne peut pas être un saint ! La fonction publique s’accommode mal de telles exigences. Certes ! Et tout le monde ne peut pas être Homère ou Pasteur, Beethoven ou Picasso… mais nous n’en pouvons pas moins écrire ou jouer de la musique, peindre ou composer un herbier. Et c’est peut-être bien le fait d’avoir entrevu, même fugacement, quelques éclats de perfection qui nous sauve du dérisoire et donne sens à nos actes.
Nous ne deviendrons pas tous Itard après avoir lu ce numéro des Cahiers Pédagogiques, mais peut-être quelques-uns d’entre nous seront-ils devenus un peu plus, de manière plus lucide et plus déterminée à la fois, des promoteurs d’humanité.

Philippe Meirieu
Cahiers pédagogiques – N° 276 – Septembre 1989

Notes
  1. Les versets sataniques, C. Bourgois, 1989, p. 25
  2. Ethique et infini, Biblio-Essais, 1986 pp. 94-95