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Le débat sur le collège : bien trop politicien pour être politique

« Ce que vous voulez, c’est une école sans science, ni histoire, ni philosophie, ni laïcité, ni esprit critique, ni liberté ! » Ainsi Jack Ralite, alors député communiste, apostrophe-t-il le ministre de l’Éducation René Haby venu défendre, à la mi-juin 1975, son projet de réforme.

Qu’est-ce qui peut bien susciter pareille alarme dans ce projet, qu’on a pris l’habitude de réduire à l’institution du « collège unique » ? Depuis son adoption par le Conseil des ministres du 13 mai, il prévoit de mettre en place une classe de CP spécifique pour permettre aux enfants qui en ont besoin d’y passer deux ans, d’unifier les filières de 6e et de 5e tout en encourageant la constitution de classes hétérogènes ou encore de faire passer le baccalauréat en deux fois, la session de fin de 1re étant consacrée à un tronc commun, celle de terminale concernant la philosophie, l’EPS, et des options, appelées à constituer l’essentiel de l’horaire de cours de cette année-là.

Il est vrai que le contexte est tendu. C’est sous la pression de l’opinion que le gouvernement a choisi d’abandonner l’idée, présentée en février à la presse par le ministre dans le cadre de ses Propositions pour la modernisation du système éducatif français, de limiter l’enseignement obligatoire de la philosophie au tronc commun de 1re, la réduisant à une option en terminale. Jusqu’en juillet, alors que l’idée est écartée depuis deux mois, intellectuels et hommes de lettre ont multiplié les tribunes, manifestes et pétition pour dénoncer « l’assassinat de la philosophie », Vladimir Jankelevitch trouvant les mots pour le dire dans le Journal du dimanche du 16 février :

« En première, d’abord, les élèves sont trop jeunes, et puis la philosophie est complètement neutralisée par tout ce qui l’entoure. Avec trois heures par semaine – pas plus que pour l’éducation physique – c’est une misérable philosophie-croupion, dont le professeur, comme celui de toutes les disciplines subalternes, sera inévitablement chahuté. […] Ou la philosophie est reine, comme elle l’était autrefois en terminale, ou elle n’est rien. »

« Entre Pompidou et Marchais, il n’y a rien »

Mais cette concession n’a pas suffi à apaiser les esprits, car ces discussions prolongent des polémiques lourdement politisées. La réforme de René Haby reprend au fond le travail entrepris par son prédécesseur, Joseph Fontanet, qui a organisé en novembre 1973 un grand colloque (le premier véritable débat national sur l’éducation depuis Mai 68), qui a été boycotté par la gauche, politique comme pédagogique, au motif que « la crise de l’enseignement ne sera résolue que par l’instauration d’une société socialiste » (Charles Josselin, député socialiste), tandis qu’à droite, l’UNI a dénoncé « l’orientation de la plupart des rapporteurs », qui ferait de ce « colloque, un rouage de la révolution culturelle ». Considérant que les pré-rapports, qui remettaient en cause la coupure entre primaire et secondaire, encourageaient l’autonomie des établissements ou suggéraient de supprimer toute sélection durant la période de scolarité obligatoire, Jacques Delors, l’un des six rapporteurs, ne pouvait que conclure, désabusé, qu’« entre Pompidou et Marchais, il n’y a rien ».

L’alternance de 1974 n’avait pas permis de reconquérir la confiance de la gauche. D’abord, parce que la victoire de l’alliance Giscard-Chirac ne représentait pas à ses yeux une véritable alternance, ensuite parce que le nouveau ministre, René Haby, même s’il pouvait, par bien des côtés, apparaître comme un chaud partisan de la rénovation pédagogique, était surtout vu comme une personnalité autoritaire peu ouverte au dialogue.

La gauche à la recherche d’un combat à mener

Il se trouve de plus que pour apprécier sa politique sur le fond, la gauche des années 1970 manque cruellement de références. Le foisonnement de propositions pédagogiques audacieuses, dans le sillage de Neill ou d’Illich, désavoué par le Parti communiste, ne touche que de façon anecdotique son partenaire socialiste, l’influence de ce mouvement s’exerçant surtout sur des foyers militants se développant en marge de la gauche politique. La gauche du Programme commun préfère reprendre à son compte les critiques formulées alors par Bourdieu ou Baudelot et Establet en dénonçant la soumission de l’école aux besoins de l’économie, pointant une politique qui viserait à la réduire à sa fonction de formation, fournissant au patronat les cadres et l’armée de prolétaires dont il a besoin. Le SGEN-CFDT lui-même stigmatise le projet de Valéry Giscard d’Estaing d’institution d’un « minimum culturel garanti », « qui ne peut évidemment conduire [ceux qui ne seront pas les cadres de la nation] qu’à exercer des fonctions considérées comme subalternes dans l’actuelle division sociale du travail que l’on veut perpétuer ».

Cette dénonciation a l’avantage de trouver aisément sa place dans un argumentaire politique. Le Parti socialiste comme la FEN et la FCPE s’indignent ainsi des possibilités que la réforme Haby ouvre à « la sélection », puisque, dès le CP, les élèves en difficulté sont mis à part pour parcourir cette classe en deux ans, tandis qu’au collège, l’orientation commence dès la 4e, alors qu’une véritable politique de démocratisation devrait abolir les filières jusqu’en fin de 3e, les options de terminale étant appréciées selon le même prisme.

On le voit, la réforme est surtout critiquée parce qu’elle ne va pas assez loin, l’emphase avec laquelle elle est rejetée devant être comprise comme traduisant une volonté de refus radical de tout ce qui peut être proposé par un gouvernement de droite. Faisant écho au Parti socialiste ou au SGEN-CFDT, pour qui « seul un changement de société dans la perspective du socialisme autogestionnaire pourra résoudre au fond la crise de l’école », le GFEN et les CRAP signent en mars 1975 un communiqué justifiant leur refus de la réforme par le fait que « la lutte pour mettre fin à la ségrégation et à l’échec scolaires passe par des transformations politiques profondes ».

Cette « union sacrée contre la réforme Haby » (l’US du 17 mars 1977) se maintient deux ans, la réforme devant entrer en vigueur en classe de 6e à la rentrée 1977. Les politiques s’engagent, en cas de victoire aux élections législatives de 1978, à l’abroger, tandis que les syndicats menacent de ne pas l’appliquer, alors même que les décrets d’application en ont fortement réduit la portée : le CP en deux ans est abandonné, de même que la division du baccalauréat en deux parties. Certains commentateurs, ayant remarqué la proximité des propositions de René Haby avec les idées défendues d’ordinaire par la gauche, s’étonnent de cette obstination. Louis Legrand lui-même, directeur de la Recherche à l’INRDP en 1975, reconnaît quelques années plus tard que « la réforme Haby, par habileté ou conviction, s’était largement inspirée de ces orientations, déjà présentes, faut-il le rappeler, dans le plan Langevin-Wallon, […] les objectifs sont ceux de la gauche »[[Louis Legrand, « Le projet « Legrand » : que peut-on en attendre pour les collèges ? », Pouvoirs, 30 septembre 1984, p. 59-67.]]. Il semble en fait que l’opposition, en panne de projet et menacée de division, ait saisi la réforme Haby (tout comme, en 1973, le colloque Fontanet) comme un prétexte pour s’opposer au gouvernement avec un espoir de remporter une victoire politique ainsi que comme un support de mobilisation lui permettant d’afficher son unité. De fait, les promesses de boycott et d’abrogation, une fois la réforme appliquée, tournent court…

À droite, la tentation du repli

Si l’opposition a contribué à détourner le débat, la majorité n’a guère travaillé à le recentrer. Solidarité gouvernementale oblige, Haby obtient le soutien de l’Assemblée, mais les défenseurs du projet y sont peu diserts. Hors de la sphère politique, les langues se délient : pour le SNALC, le « smic culturel » et le « tronc commun » de 6e et de 5e vont « primariser l’enseignement secondaire », dans une logique « d’égalité des chances, qui tend à faire oublier l’inégalité des aptitudes et finit par convaincre les jeunes qu’ils peuvent prétendre à l’égalité dans la réussite »[[Cité par Le Monde, 19 janvier 1975.]]. Si c’est la perspective du « collège unique » qui effraie le plus ce syndicat, l’UNI ou la Société des agrégés, leurs déclarations sont bien les seules à mettre en avant cette préoccupation. Malgré l’atmosphère électrique qui règne au Parlement lors de la discussion du projet en juin (bataille de procédure, suspensions de séance…), le problème n’est pas relevé, comme si cet héritage majeur de la réforme Haby était alors secondaire.

La majorité au pouvoir, ouverte à la nouveauté dans les années 1960, vit depuis Mai 68 dans la hantise de la subversion, et se cherche une doctrine adaptée aux enjeux éducatifs de l’heure. Depuis le départ d’Edgar Faure, en 1969, ordres et contre-ordres se sont succédé : les encouragements à l’innovation ont été suivis de circulaires rappelant que celle-ci devait rester strictement encadrée, le soutien à des enseignants novateurs n’a pas empêché que des sanctions pleuvent sur certains de leurs collègues, des réformes (sur la notation, la participation aux conseils de classe ou l’enseignement du latin) ont été remises en cause quelques mois après leur mise en œuvre…

Faute de projet politique pour l’école, la droite se replie sur quelques repères sûrs : l’appel au rétablissement de l’autorité et au renforcement de la sélection ou la dénonciation de la « politisation » des enseignants, priorités qui ne facilitent pas la tenue d’un débat serein sur la réforme Haby. Tout aussi démunis, les partis du Programme commun ont choisi de rassembler le « peuple de gauche » en initiant des polémiques permettant de justifier une stratégie d’opposition systématique.
Personne ou presque, en fait, n’a parlé de la réforme Haby. Encore moins du collège unique. C’est un bien mauvais signe pour mettre en place un dispositif qui, compte tenu de la complexité des enjeux qu’il soulève, requiert pour le moins que l’ensemble des acteurs y aient réfléchi et se le soient approprié.

Yann Forestier
Professeur d’Histoire-géographie au Lycée Le Verrier de Saint-Lô
Chercheur associé au CAREF (EA 4697 – Université de Picardie-Jules Verne)

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