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Le coup du bon sens

Je fais ici appel aux vieillards et aux historiens. Rappelez-vous, camarades, en quels termes le « Mouvement de la paix », dans les années cinquante et soixante, colombe griffée Picasso à l’appui, sollicitait la signature de chaque passant « pour la paix dans le monde ». L’argument était d’une simplicité foudroyante : on ne vous demande pas d’être d’accord avec nous, on ne vous demande pas de soutenir le communisme, on ne vous demande même pas d’être de gauche, on vous demande seulement si, oui ou non, vous êtes favorable au désarmement et hostile à la guerre.

L’évidence même, la fraternité même. Vous en connaissez, vous, des gens qui rêvent d’appuyer sur le bouton rouge ? Il s’appelle Folamour, votre voisin de palier ? Les braves passants signaient. Et les gentils Soviétiques fabriquaient des missiles, énormément de missiles, derrière les miradors qu’ils avaient édifiés – à contrecœur, forcément.
Avec le mur de Berlin, la rusticité de l’argument est tombée. Mais le coup du bon sens reste une valeur sûre. Notamment quand il s’agit d’école – domaine où chacun peut se prévaloir de quelque compétence, puisqu’il est ou a été enfant, parent, tonton, cousine, papi. Le bon sens commandait, voilà quarante ans, d’évincer les langues anciennes et de booster les mathématiques. Le bon sens commande, aujourd’hui, de réformer la grammaire. Le bon sens établit qu’un redoublement n’a jamais fait de mal à personne. Le bon sens flaire que le baccalauréat ne vaut pas tripette depuis que les larges masses y accèdent. Le bon sens prône le rétablissement du coup de pied au cul. Le bon sens veut qu’une orthographe avec th et ph soit un critère décisif de maîtrise de la langue. Le bon sens ordonne que, pour parler anglais, on commence par Shakespeare.

J’aime beaucoup la manière dont divers hommes politiques, avec le sourire, avec les mots de tout le monde, avec les phrases amènes qu’on profère chez le boulanger, nous font rituellement le coup du bon sens. Notamment en matière d’éducation. On a exagéré par ci, on a déliré par là, mais moi qui suis un homme de terrain, moi qui regarde la France dans les yeux, moi qui sais trinquer au cul des vaches et qui apprécie les moules frites, moi qui connais le deuxième couplet de la Marseillaise, je vais rétablir l’ordre, l’ordre du juste milieu, l’ordre de la ménagère de moins de cinquante ans, l’ordre de la France la vraie, l’ordre que vous appelez de vos vœux, vous que j’écoute d’une oreille attentive et sensible.

Voilà qui conforte les actuelles dérives populistes, les « Je sais ce que pensent les gens », les « C’est une maman qui vous parle ».

Demandons-nous, un instant, pourquoi le coup du bon sens demeure un coup fatal. Dans un pays où la culture générale progresse, quoiqu’on raconte, le phénomène est déconcertant. Mais il a ses raisons, et j’en vois deux.

La première est le mépris de l’expérience, de l’expérience obstinée, rigoureuse. L’idée que, depuis des années, il est des professionnels qui se mettent en danger, qui tentent la bonne manœuvre, et surtout qui acceptent la sanction des faits, est obscurément menaçante. L’argument d’autorité (Milner : Je suis ce que je suis parce que je suis ce que je suis) danse un parfait tango avec l’essayisme d’humeur (j’ai été prof en collège, vous n’allez quand même pas m’expliquer ce que c’est qu’un collège). Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de rester inébranlable.

La seconde est la récusation de l’expertise. Les statistiques sont truquées, les scientifiques sont des zozos, les études racontent n’importe quoi, les travaux sont conduits par des idéologues – ainsi Nicolas Sarkozy a-t-il, récemment, disqualifié en bloc le fruit d’années de recherche. Cela me rappelait le discours des médecins qui ont « oublié » de se former et qui camouflent leur paresse ou leur décrochage sous des formules passe-partout qui ne sont pas sans évoquer le discours pour toutes les circonstances cher à Pierre Dac.

Le coup du bon sens, c’est juste le coup du mépris. Le mépris du savoir, de la quête, de l’essai, de la correction, du colloque. Le mépris de la connaissance en ce qu’elle comporte d’exigeant, c’est-à-dire de fragile.