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Le bonheur est dans le pré de la littérature jeunesse

Lorsqu’un écrivain entre dans la classe, les mots ne sont pas les seuls invités. Anne Jonas, auteure jeunesse depuis plus de vingt ans apprécie ces moments de création collective, ces fenêtres ouvertes vers des apprentissages inédits que sont les ateliers d’écriture à l’école. Les 9, 10 et 11 juin, elle a carte blanche à Auch et Castelnau-Barbarens dans le Gers pour partager les délices et les richesses de la littérature jeunesse. Rencontre avec une auteure qui se régale de voir des histoires s’écrire à plusieurs voix.

Historienne de formation, les contes sont le sujet privilégié de ses romans, contes originaux ou légendes revisitées comme celles de Tristan et Iseult, des travaux d’Hercule ou de l’Illiade et l’Odyssée. Intervenante dans les écoles depuis un petit bout de temps, les contes deviennent là des prétextes pour inviter les élèves à explorer leur imaginaire collectif. Parfois, ce sont des semaines entières partagées lors d’un séjour écriture, du matin au soir, des temps privilégiés où dès l’heure du petit-déjeuner surgit un « j’ai pensé à quelque chose pour l’histoire », encore empreint de sommeil et de rêves. D’autres fois, l’auteure est en résidence dans un établissement, vient dans la classe une ou deux fois par semaine. L’échange épistolaire est de temps à autre emprunté après une première rencontre. Quelque soit la forme, Anne Jonas apprécie beaucoup les ateliers d’écriture « car c’est important d’amener les enfants à s’étonner de leurs propres capacités » .

Et puis il y a derrière l’exercice de l’écriture collective un dépassement de la dualité entre le « c’est juste et c’est faux », tout un apprentissage du vivre ensemble, à écouter l’autre, à admettre que l’idée d’un autre est peut être meilleure que la sienne pour l’histoire commune qui s’élabore, à s’effacer au bénéfice de quelqu’un d’autre pour le bénéfice du conte. Et cette dimension l’intéresse particulièrement. « Les discussions avec les enseignants montrent que l’ambiance de classe évolue par la contribution collective à un projet commun.  »

Couverture du livre d'Anne Jonas, L'arbre de paix

Couverture du livre d’Anne Jonas, L’arbre de paix

Elle observe le respect qui s’installe par rapport à une œuvre qui se construit ensemble. Elle goûte le privilège d’être de passage, dans un moment exceptionnel où les habitudes, les rôles inscrits dans le quotidien de la classe s’effacent, de ne connaître personne, de ne pas avoir d’à priori. Elle voit même les rôles s’inverser, le bon élève déconcerté par l’exercice hors cadre, le beaucoup moins bon élève relever la tête et offrir à tous l’idée formidable qui terminera joliment l’histoire. « Très souvent les élèves en difficulté trouvent dans des exercices comme cela une respiration. » Elle sait que lorsque la présence de l’enseignant est enthousiaste et bienveillante, même s’il reste en retrait, l’atelier aura toutes les chances de réussite, dans une complicité confiante.

Une méthode pour amener à la jubilation

Au fil des années, elle a affiné sa méthode, une méthode qui est la sienne et qu’elle ne prétend pas universelle. Son but n’est pas de faire de chacun des élèves un écrivain mais « d’essayer de les amener à une sorte de jubilation de l’imaginaire ». Le moment doit être un moment de plaisir. « Je pèse mes mots mais l’un des problèmes de l’enseignement est qu’on pointe le plus souvent les incompétences et moins ce que les élèves savent faire. » Alors, elle explique que c’est aux enfants d’imaginer la mélodie de l’histoire et qu’elle se charge ensuite de l’orchestration car c’est son métier. À eux l’imagination, les idées, les décisions pour que l’histoire prenne sens, se déroule, surprenne, à elle la mise en musique pour qu’elle prenne corps.

À chaque étape, elle relit ce qu’elle a mis en forme pour vérifier que le récit est fidèle à ce que la classe a construit. Et lorsque sa voix restitue le fruit d’une élaboration collective progressive, l’étonnement face au résultat s’exprime et se vit comme une valorisation. Le mot fin inscrit, le récit se concrétise par un livre dont chacun reçoit un exemplaire. Anne Jonas conserve le sien qu’elle se fait dédicacer par leurs auteurs, au grand étonnement des élèves qui se voient ainsi reconnus comme des écrivains.

Au début, elle voulait par souci démocratique, prendre un petit bout de texte de chacun pour ne léser personne et au final, le résultait manquait souvent d’articulations claires, de cohérence. Le déclic est venu d’une expérience réussie en Lozère où pendant une dizaine de jours, elle a accompagné un groupe dans l’invention de la légende revisitée de leur village, légende qu’elle devait au final rédiger comme s’il s’agissait de son propre texte. La réception de ce récit par les enfants a agi comme un déclic.

Les jadis et les naguère

Elle se souvient aussi d’une classe de 3e « en situation d’échec sur une voie de garage » qu’elle avait rassurée en disant « c’est pas vous qui allez écrire, c’est moi » et de la réplique d’un élève « alors, les jadis et les naguère c’est vous ». Les idées ont pu s’exprimer, libérées du souci d’écrire, de la contrainte de passer par un exercice que les collégiens redoutaient.

Dans les classes, elle arrive avec l’image intimidante de l’auteure, l’écrivain, celle qui a son nom sur la couverture des livres. Il lui faut se débarrasser de ce costume encombrant pour que l’échange soit spontané, d’égal à égal. « Il faut aller contre l’idée que l’on est écrivain parce qu’on a été désigné au départ ou parce que c’est héréditaire. Il faut déconstruire tout cela, ôter la barrière discriminante, l’idée que l’écrivain est un être à part. »

Alors, quand l’atmosphère s’y prête, elle raconte qu’elle devenue écrivain à l’encontre de ses parents qui estimaient que lire était du temps perdu, qu’elle n’ était pas une bonne élève, qu’elle était même « une calamité en orthographe ». Elle parle d’elle pour parler d’eux, pour raconter que certains rêves peuvent devenir réalité, pour glisser un grain de passion. « Souvent le monde des adultes ne donne pas envie de grandir. Je leur dis que quand je me lève le matin, je suis heureuse de faire mon travail. Je sens que certains perçoivent cela avec acuité. »

Rencontres à Castelnau

Sur l’affiche des rencontres de Castelnau « Pour les enfants des villes et les enfants des champs », on la voit petite l’air renfrogné. Le photographe ce jour là lui avait demandé de faire semblant de jouer, injonction incompréhensible pour une enfant de quatre ans pour qui jouer est une affaire réelle et sérieuse. « Moi j’ai jamais eu d’auteur dans ma classe » est apposé en légende.

L'affiche des rencontres de Castelnau

L’affiche des rencontres de Castelnau

Pour les enfants et les parents du Gers, à qui le rendez-vous s’adresse, la venue de la littérature jeunesse chez eux, dans les écoles, dans les villages de Sarrant, de Castelnau-Barens et dans le quartier du Garros d’Auch, est une chance appréciée à sa juste valeur. L’initiative est partie d’une librairie rurale et active, de municipalités et d’écoles. Anne Jonas, choisie pour mettre en œuvre sa carte blanche, déguste aussi la chance d’être cette année celle qui invite d’autres auteurs, initie des rencontres, vient dans les classes.

En juin 2014, c’était elle l’invitée de l’écrivain Agnès de Lestrade. Sa rencontre avec ce coin du Gers, l’engouement pour la littérature jeunesse des parents, la librairie La Tartinerie de Sarrant ouverte toute l’année dans ce si joli et petit village, l’implication des enseignants, le repas du soir autour de l’église, le bonheur des écrivains de se retrouver là, tout lui a donné envie de revenir et même de quitter avec sa famille Grenoble, où elle a pourtant vécu plus de quarante ans, pour venir vivre ici, dans la douceur gersoise.

L’édition 2016 a commencé le jeudi 9 juin à l’école d’Artagnan d’Auch. La classe de première option cinéma est venue pendant trois mois travailler avec les écoliers sur la réalisation d’un court métrage à partir d’un roman d’Agnès de Lestrade. Une classe ULIS a conçu un jeu de société inspiré des « Pakomnous » d’Anne Jonas. Des pièces de théâtre, des portraits de famille à la manière de Frédéric Kessler, les projets au long cours trouveront leur point d’orgue durant les rencontres.

« L’investissement se fait quasiment toute l’année. C’est très rare que cela aille à un tel niveau. Nous sommes attendus, impatients, en appétit », confie l’auteure. Le vendredi 10 juin, ce sont les enfants des champs, ceux de Castlenau-Barbarens qui ont donné vie à leurs travaux. Le samedi, l’heure est au grand public avec la projection du film L’esprit frappeur consacré à Tomi Ungerer et des tables rondes sur « la part de créativité dans l’édition jeunesse » et « est-ce que les livres ont des tailles comme les pantalons? » pour écarter du coude le risque prescriptif d’une littérature jeunesse cantonnée à un âge donné. Le rendez-vous est avant tout une fête de l’écriture, de la lecture, de l’illustration, de la manière dont enfants, enseignants, parents, auteurs s’en emparent marquée par ce qu’il va se passer dans les classes, le bonheur d’être ensemble. « C’est un salon exigeant, presque physique ! Mais avec un tel supplément d’âme ! » Et c’est ce supplément d’âme qu’Anne Jonas va cultiver, dont elle va se délecter, dans une profusion de mots et de récits aux accents savoureux.

Monique Royer

Rencontres en Castelnau

Biographie Babelio d’Anne Jonas