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Le bac des skieurs sur une mauvaise pente

Quatre lycées de la région Auvergne-Rhônes-Alpes (en Savoie, Haute-Savoie et Isère) accueillent des élèves dont la scolarité est aménagée. Ces quatre-vingt-dix-sept élèves sont des skieurs de haut-niveau ou préparent des diplômes d’État de moniteurs sportifs, de pisteur-secouriste ou d’accompagnateur de moyenne montagne… Afin de mener à bien leur double projet, les six trimestres de première et terminale sont ainsi répartis sur trois années. Les élèves consacrent l’hiver à leur projet sportif ou professionnel, et suivent leur scolarité de première et terminale sur trois ans le reste de l’année. C’est le cas au lycée Ambroise-Croizat de Moûtiers (Savoie), mais aussi au lycée Jean-Moulin d’Albertville (presque tous les futurs médaillés olympiques de ski alpin), au lycée climatique Jean-Prévost de Villard-de-Lans (Isère), et au Lycée René-Dayve du Mont-Blanc à Passy-le-Fayet (Haute-Savoie).

Les élèves qui sont entrés en seconde en 2017 terminent donc leur année de première et entament leur terminale dans des filières S et ES (et STMG à Moûtiers) cet automne. Mais ils passeront le baccalauréat en 2021, année de mise en œuvre du bac rénové… Dès l’annonce du fait que la réforme s’appliquerait simultanément à la seconde et à la première, c’est-à-dire au printemps 2018, les équipes pédagogiques ont alerté les autorités de la difficulté qui allait se présenter, pour ces élèves « entre deux bacs ». Les chefs des établissements concernés ont questionné le ministère dés septembre 2018, par écrit. La réponse vient d’arriver, un an plus tard… Ils passeront le bac réformé.

Une application impossible

La question ici n’est pas de savoir comment se prend une telle décision, mais de montrer les impossibilités manifestes de l’appliquer. Au-delà, il faut également constater comment une décision prise si loin des acteurs de terrain et des élèves concernés revient à nier la mission que l’Éducation nationale confie aux enseignants.

On pointera d’abord des étrangetés administratives et réglementaires.

Les élèves concernés n’ont pas de notes de contrôle continu (qui représente 30 % du baccalauréat réformé) dans leur spécialité de première, puisqu’en première, ils n’avaient pas de spécialité. Qu’à cela ne tienne, nous disent les autorités, toute la note de contrôle continu du nouveau bac sera, pour ces élèves, obtenue en terminale. Ils n’auraient donc aucun droit à l’erreur !

Sachant que, de plus, la décision est intervenue si tard que ledit contrôle continu ne pourra porter que sur les deux derniers trimestres de terminale, puisque leur premier trimestre de terminale s’achèvera en juin de cette année, alors qu’ils ne suivent pas de spécialité…

Et pour que cette affaire puisse fonctionner sur le plan « administratif » dès la rentrée, nous avons inscrit les élèves dans des spécialités sur les applications informatiques, sans que ni eux ni leurs parents ne le sachent, sans qu’ils les aient donc choisies, en considérant qu’elles correspondaient à leur série ES ou S… Les autres élèves ont pu choisir des spécialités, eux non… Alors qu’on les contraint à passer le nouveau bac, on leur interdit de choisir des spécialités. Peut-on décider d’inscrire des élèves dans un cursus et à un examen sans l’accord explicite de leurs parents lorsqu’ils sont mineurs ? Nous n’avons pas de réponse à ce sujet. Manifestement, cette question ne s’est pas posée aux autorités de l’Éducation nationale qui ont pris la décision…

Venons-en, ensuite, aux impossibilités didactiques et pédagogiques auxquelles la décision prise se heurte… Le ministre l’a dit et redit, fièrement, le baccalauréat issu de la réforme est exigeant. Les programmes, par conséquent, sont denses et vastes.

Deux programmes en un

Et nos élèves concernés vont devoir absorber les deux programmes (de première et de terminale) dans deux spécialités et en deux trimestres. En effet, les programmes de terminale des spécialités s’appuient sur des prérequis vus en première. Mais nos élèves n’ont pas suivi de spécialité en première…

Qu’à cela ne tienne, nous disent les autorités, on va mettre les moyens nécessaires pour qu’ils puissent rattraper cela au cours de leur année de terminale, soit, rappelons-le, sur deux trimestres. Les chefs d’établissement ont sincèrement tenté de voir comment faire. En imaginant faire neuf heures de cours par semaine dans chaque spécialité (qu’ils n’ont donc pas choisies) pour absorber à la fois les prérequis de première et le programme de terminale (soit dix-huit heures de cours rien qu’en spécialité), il manquera encore entre cinquante et soixante heures de cours par rapport à des élèves ayant suivi un cursus normal. Il manquera surtout, pour les enseignants et les élèves, les temps d’évaluation, les temps de remédiation, et plus généralement tout ce qui fait la vie des apprentissages et les rend possibles.

Visuel créé pour la pétition en ligne des quatre lycées

Visuel créé pour la pétition en ligne des quatre lycées


Tout cela, bien sûr, sans tenir compte du fait que certains de ces élèves, dont les résultats sportifs sont excellents, seront appelés en compétition plus que les autres. Sans tenir compte non plus du fait que d’autres, qui préparent des diplômes d’état de moniteurs sportifs, suivront deux à six semaines de stage de formation professionnelle, en dehors de leurs autres absences, parce que ce n’est pas l’Éducation nationale qui fixe les dates de ces stages…

Ô surprise, il est de plus impossible, pour les élèves et les enseignants, d’anticiper ne serait-ce que la préparation aux épreuves futures… Si on sait leur durée, on ne sait rien des attentes.

Problème de valeurs

Terminons, enfin, sur le profond décalage que manifeste la décision prise avec ce que sont censées être les valeurs de l’Éducation nationale. À des élèves qui se sont inscrits dans des filières, pour passer un baccalauréat S ou ES, on impose un changement total des règles en cours de route. Comme les règles ont changé pour tout le monde, les gens qui ont pris cette décision se paient le luxe de contourner les règles qu’ils viennent de changer pour qu’elles puissent s’adapter à des cas particuliers qui les dérangent.

Pour autant, pour éviter d’avoir des ennuis au vu de la grande fragilité juridique de l’usine à gaz qu’ils tentent de mettre en place, on croit comprendre que les dites autorités sont prêtes à toutes les bizarreries pour que les élèves en question obtiennent le baccalauréat, du moment que c’est le baccalauréat réformé… Qu’en sera-t-il, alors de leur inscription dans Parcoursup ? Les enseignants et les chefs d’établissements seront-ils contraints de fabriquer des bulletins scolaires mensongers, dans la lignée des « arrangements » construits autour du contrôle continu de première et des épreuves du bac « aménagées » pour qu’ils réussissent ?

En forçant l’inscription des élèves dans des spécialités qu’ils n’ont pas choisies, en leur faisant réussir un baccalauréat « arrangé » par de multiples « aménagements », nécessaires du fait des différences considérables existant entre leur baccalauréat aménagé et le baccalauréat réformé, on prive les élèves du droit de réussir un véritable baccalauréat, qu’ils auraient pourtant mérité. C’est, à leur égard, insultant. En bâtissant une improbable construction spécifique qui s’exonère de règles évidentes, on interdit aux enseignants et aux équipes administratives d’agir en fonctionnaires de l’État de façon éthique et responsable.

Pourtant, une solution toute simple existe, qui ne coûte rien à personne, qui est d’une totale sécurité juridique, mais qui n’a pas été retenue à ce jour : que les élèves concernés passent, en 2021, le baccalauréat pour lequel ils se sont inscrits, à savoir un baccalauréat S, ES ou STMG au format qui vaudra encore pour la session 2020.

Est-ce trop simple, trop clair, trop juste, trop respectueux des élèves, de leurs parents, des personnels ?

Pascal Binet 
Professeur de Sciences économiques et sociales au lycée Ambroise-Croizat de Moûtiers (Savoie)


Pour en savoir plus:
La pétition «Ne sacrifions pas le Bac des skieurs & snowboarders haut niveau !» a recueilli près de 750 signatures en ligne