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«La tendance à avoir un avis non éclairé sur tout gagne en puissance»

En période de pandémie, où circulent fausses informations et rumeurs, où tout un chacun est témoin des tâtonnements de la recherche scientifique quasiment en direct, Étienne Klein, physicien au CEA et philosophe des sciences, nous rappelle l’importance de l’esprit critique et le rôle des sciences dans sa construction.

Que retenez-vous de l’épisode de la crise sanitaire et surtout comment faire pour développer l’esprit critique à l’école ?
Cet épisode a mis en lumière une situation qui était déjà assez nette avant l’arrivée du coronavirus : aujourd’hui, la tendance à avoir un avis non éclairé sur tout, et à le répandre largement, gagne en puissance. Dans son sillage, elle distille l’idée que la science, surtout lorsqu’elle devient dérangeante, ne relève que d’une croyance parmi d’autres. Elle serait une sorte d’Église émettant des publications comme les papes des bulles, que les non-croyants ont tout lieu, non seulement de contester, mais aussi de mitrailler de commentaires à l’emporte-pièce. Ainsi offre-t-on une prime à ceux qui crient le plus fort et s’exhibent le plus.

Pendant quelques mois, nous avons vu se propager une forme très vivace de « populisme scientifique ». Les discours de ce type se caractérisent par la mise en avant de points de vue intuitifs ou purement subjectifs, à l’argumentation succincte et au ton péremptoire, sur toutes sortes de sujets pourtant fort complexes, en l’occurrence la pharmacologie, la virologie, l’épidémiologie ou la statistique. J’ai l’impression que pendant cette crise, nous avons battu des records en matière d’ultracrépidarianisme : nous nous sommes collectivement délectés à parler avec assurance de sujets que nous ne connaissions guère.

En quoi les sciences pourraient faire partie des « fondamentaux » à l’école ou du moins être une occasion majeure de les développer, vous qui aimez mêler approches scientifiques et culturelles?
Dans les canaux de circulation qui irriguent notre société dite « de l’information » circulent tout à la fois des connaissances, des croyances, des opinions, des commentaires, des bobards… Toutes ces choses sont de nature différente, mais le fait qu’elles circulent ensemble conduit à ce que leurs statuts respectifs se contaminent. Ainsi, lorsque vous présentez une connaissance scientifique à un public, certains peuvent vous rétorquer que votre connaissance n’est en fait que la croyance d’une communauté particulière. Et symétriquement, si vous avez en face de vous quelqu’un qui défend une croyance, il pourra argumenter qu’elle correspond en réalité à une véritable connaissance.

C’est pourquoi nous devons tous travailler à acquérir une meilleure connaissance de nos connaissances, afin de mieux faire vivre et reconnaître les démarcations entres croyances et connaissances. Pour ce faire, je ne connais pas de meilleur outil que l’apprentissage de la science. Car c’est cet apprentissage qui permet de prendre conscience que toutes sortes de biais cognitifs s’amusent comme des fous à tromper et à piéger nos cerveaux.

La science est tout le contraire d’une « bureaucratie des apparences » : il ne suffit pas d’observer un phénomène pour comprendre les lois qui le gouvernent, car l’univers n’est pas spontanément pédagogue en matière de lui-même. Dès lors, comment le comprendre ? En utilisant notre esprit pour le « travailler au corps », si j’ose dire, mais pas dans un corps à corps : en prenant au contraire de la distance, en décollant notre nez des données brutes qu’il nous livre, en décalant notre point de vue.

Ce n’est tout de même pas un hasard, si les grandes percées de la physique ont été réalisées, pour l’essentiel, par des gens qui, chacun à sa façon, ont trouvé le moyen d’effectuer des pas de côté, des « écarts de pensée » grâce auxquels ils sont parvenus à faire « dé-coïncider » le monde d’avec ce qu’il nous montre ! C’est un cheminement obligatoire pour l’ascension vers les concepts.

Qu’est-ce qui, dans vos études, vous a poussé à faire de la science ?
Longtemps, mon rapport au savoir, notamment scientifique, a été empreint de malaise. À l’école, au lycée, malgré de très bonnes notes, j’avais l’impression pénible de ne pas maîtriser les connaissances. Les cours de physique, en particulier, me laissaient sur ma faim ; j’y devinais beaucoup de non-dits, de questions en suspens, sans oser interroger mes professeurs. Par exemple : « Pourquoi, dans les équations de la physique, le paramètre « t », qui désigne le temps, ne dépend-il pas du temps ? » Le temps, en passant, devrait changer sa façon d’être le temps. Or, tous les instants sont désignés de la même façon : t. Je trouvais cela très mystérieux, et surtout contraire à l’idée qu’on se fait du temps, censé changer. Pourquoi le temps est-il un paramètre homogène ? Cette question, que je croyais naïve, est en fait très profonde, je ne l’ai compris que plus tard. De même celle-ci, concernant le statut des lois physiques : comment les lois physiques s’appliquent-elles aux objets physiques ? Comment un électron sait-il qu’il doit obéir aux équations de Maxwell ?

Ce sont des questions de philosophe et non de physicien. Un physicien essaie de comprendre les lois physiques. Quant à savoir pourquoi les lois sont comme elles sont, si elles sont transcendantes ou immanentes, ce n’est pas son sujet. De telles questions relèvent selon lui de la métaphysique. Et justement, j’étais intéressé par les déploiements métaphysiques de la physique… Je le sais à présent, je l’ignorais alors. Avec une telle approche, évidemment, je ne pouvais guère espérer suivre une trajectoire linéaire et classique. Mais l’histoire serait trop longue à raconter.

Propos recueillis par Jean-Michel Zakhartchouk


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