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La tectonique du Socle

On critique à juste titre le poids des cartables. Mais les enseignants, dont le havresac débordait déjà de prolixes circulaires, vont devoir, tel Atlas, supporter le fardeau d’un nouveau « socle » aux étranges contours : celui des « compétences » que devra maîtriser tout élève pour être un « bon citoyen » « bien inséré ». D’où tombe-t-il ? Le Socle (il mérite la majuscule) est directement issu d’une certaine « stratégie de Lisbonne », mise au point en 2000 par l’Union européenne, et dont l’ancien ministre et sidérurgiste Francis Mer, orfèvre, a pu écrire « sans crainte de se tromper, que cette stratégie a échoué » (Le Monde du 3 novembre 2007).

Les économies de la connaissance

La stratégie de Lisbonne visait à bâtir l’Europe sur l’« économie de la connaissance » ; c’est-à-dire miser, dans la « compétition » mondiale, sur les valeurs ajoutées par la formation et la recherche, assurant des rentes de haut niveau grâce à l’avance technologique. Rien de nouveau : cela fait des siècles que ça marche et que c’est théorisé. On en aurait attendu des mesures énergiques pour l’amélioration de la formation de nos « élites », ingénieurs, chercheurs, cadres, chefs d’entreprises (surtout) ; donc des mesures post-bac, ce qui d’ailleurs est censé concerner 75 ou 80 % des jeunes gens. Eh bien non : contradiction majeure et vice génétique du Socle, celui-ci a été élaboré pour l’« enseignement obligatoire » et lui seul, c’est-à-dire pour la troupe.

Et même, pour les traînards de la troupe : ce « cadre de référence » « concerne particulièrement » « des personnes ayant des connaissances de base faibles, des personnes quittant l’école prématurément, des chômeurs de longue durée, des personnes handicapées ou des migrants, etc.[[Présentation de synthèse de la recommandation du Parlement européen et du Conseil du 18 décembre 2006 (http://europa.eu/scadplus/leg/fr/cha/c11090.htm).]] ». Cette faille du Socle est originelle : les textes de l’Union européenne insistaient sur la nécessité de disposer de main-d’œuvre zélée et, surtout, flexible[[« Les compétences clés comportent […] une valeur ajoutée au marché du travail […] apportant flexibilité et adaptabilité, satisfaction et motivation ». Elles « garantissent davantage de souplesse de la main-d’œuvre » (même source que note 1).]]. De ce fait, l’« économie de la connaissance » est prise au sens où le père Goriot entendait économiser : le Socle invite à… faire l’économie de la connaissance, au profit des « compétences », qui définissent ce que le Medef nomme plus sauvagement l’« employabilité ».

Les textes fondateurs hésitent à plaisir sur les mots, mélangeant aptitudes, techniques, savoirs, pour finir par s’arrêter sur le mot compétences qui est censé les résumer[[Compétence va, bien entendu, avec compétition, ces mots sont à la mode et ont même origine. De con et petere, avec et tension. Il va falloir être com-pétent et com-pétitif : struggle for job. Même les territoires sont censés compéter, comme le voudrait le nouvel avatar de la Datar (Diact).]]. Le Socle a, en effet, été d’abord modelé par Bruxelles, par interprétation de la stratégie de Lisbonne, sous la forme d’une liste de « compétences clés » formulées dès 2001 et parachevées dans les Recommandations du 18 décembre 2006. Il a inspiré directement les rapports Thélot (2004) et Périssol (2005), ainsi que la « loi Fillon » de 2005. Le décret publié en France sur le Socle (journal officiel du 12 juillet 2006) en découle, reprenant fidèlement les quatre premiers titres de cette liste et le sixième. La french touch y a introduit la dimension de la « culture humaniste », là où les instances européennes écrivaient « apprendre à apprendre », et sans doute aussi à la place du titre 8 « sensibilité et expression culturelles » ; en 7, elle y a pudiquement voilé l’« esprit d’entreprise », trop connoté, sous l’expression « l’autonomie et l’initiative ».

Le texte du Socle, s’il est pavé de bonnes intentions, est à bien des égards impayable. Il livre une ahurissante énumération de « connaissances », « capacités » et « aptitudes » que tout élève devrait maîtriser à la fin de la scolarité obligatoire (16 ans) – à les lire, je me sens très honteux de ne pas les posséder toutes… Il s’est dit naguère que l’école républicaine de Jules Ferry visait à former des travailleurs quelque peu dégrossis, capables de comprendre les consignes pour mieux les appliquer ; elle allait, dans les leçons de morale, jusqu’à vous demander d’avoir les ongles coupés ras et en carré. On s’en est moqué. Le Socle est de la même veine, mais en pire, comme si Ferry (Jules) avait été revu par une commission du Medef. Ainsi et tout à la fois, un adolescent devra « connaître l’environnement économique » (sic), « savoir s’autoévaluer » (fichtre !), « signer un contrat » (il n’est pas spécifié qu’il ait appris à le lire), « savoir nager » (il n’est pas dit si c’est au sens figuré), « savoir distinguer un argument rationnel d’un argument d’autorité » (oui Chef !) ; et surtout, c’est l’essentiel, sur le Socle il est gravé au titre 7, dans les capacités, qu’il faudra « savoir respecter des consignes ».

Le blé, peut-être…

Que faire d’un tel fatras ? Une apparence est que les enseignants d’histoire et géographie sont directement visés par les titres n° 5 (culture humaniste) et 6 (compétences sociales et civiques) du Socle. En effet, certaines formulations leur en seront familières, tout en ajoutant un peu d’art par ici, un peu de droit par là ; et la géographie et l’histoire sont invoquées. Comment ? Si, en histoire, il est explicitement question de mise en relation et de ruptures, en géographie rien de semblable : un bref catalogue d’informations fixes, comme rédigé par quelqu’un qui n’aurait qu’un souvenir distrait et lointain de la « discipline ». Ou qui ne la voit et ne la veut que pétrifiée.

Là, se glisse une autre ambiguïté, car il est bien expliqué dans l’introduction que le Socle « ne se substitue pas aux programmes » et « n’en est pas non plus le condensé ». Aussi les services se sont-ils empressés de nous aider, façon mouche du coche ou, en géographie, pavé de l’ours, en publiant des « livrets de connaissances et de compétences », estampillés provisoires il est vrai (octobre 2007, accessibles sur le site Eduscol). Le résultat est consternant. La « grille de référence » consacrée à la culture humaniste (compétence n° 5) a de lourds barreaux. Elle s’efforce très laborieusement de faire la correspondance entre l’affichage du Socle et la lettre des programmes, tout en ignorant les ouvertures que pourraient offrir les autres titres de « compétences[[Il y avait autrement mieux par exemple, et en bien plus intelligent, dans un texte de 2002 sur l’enseignement de l’histoire et la géographie à l’école (cycle 3) émanant d’une commission Ph. Joutard (http://ia73.ac-grenoble.fr/IMG/DOC_APP_HISTOIRE_ET_GEOGRAPHIE_CYCLE_3.pdf).]] ».

Et ainsi, elle ne fait qu’aggraver les choses, déjà bien compromises par la vétusté des programmes eux-mêmes. Son vice fondamental, en tout cas en géographie, est une attitude dominante de simple localisation, de description sans explication, de résultats figés sans processus et sans acteurs : il faudrait dire ce qui est, ou ce que l’on croit être, mais sans savoir d’où ça vient, qui y agit et pourquoi, où ça semble aller. Bref, une simple mémorisation. Le texte sur la classe de 6e suggère à propos de mondialisation de « citer (sic) les activités économiques (sic, et elles seules) principales » et les échanges, ceux du « blé, peut-être » ! Un siècle de retard… Le texte sur la classe de 4e (page 9) est une caricature, tissée de dissymétrie perverse : localiser, identifier, décrire sont les seules obligations en géographie, alors qu’en histoire, on s’autorise un « comprendre, décrire et expliquer », quelle ivresse…

Les pépites du Socle

L’union du Socle et du programme a donc engendré une chimère, cette sorte de monstre qui, selon Goya, naissait du sommeil de la raison – un comble quand on se place sous la bannière de la « culture humaniste ». Que faire quand on est enseignant ? Oublier, s’il se peut. Ou mieux : « apprendre à lire » ces textes en y mettant quelque raison et sous les lumières, précisément, de la culture humaniste. En exploiter les failles, en faire miroiter les pépites éparses. S’il en est peu dans cette grille inintelligente qui, après tout, n’est là que comme suggestion d’application, et même « provisoire », le texte du Socle est si foisonnant qu’il ne pouvait en manquer. Et, d’abord, parce qu’il en appelle lui-même, en plusieurs endroits, aux vertus de la raison. On y invoque l’esprit scientifique et l’acquisition d’une culture scientifique, la critique des sources, la formulation d’hypothèses, « le goût du raisonnement fondé sur des arguments dont la validité est à prouver », « l’existence de lois logiques » et même la modélisation (compétence n° 3). C’est bien la base d’une culture humaniste ; le paradoxe, un de plus, est que ce n’est pas sous le titre 5, intitulé « la culture humaniste », lequel fait plutôt appel aux « émotions » et à la « sensibilité », sans doute pour se vouloir « postmoderne ».

Le défaut majeur des programmes de géographie et de leurs commentaires est de ne laisser aucune place à une information même minimale, mais cohérente et raisonnée, sur cette dimension fondamentale des œuvres humaines qu’est la production de l’espace, son organisation et les processus qui la fondent et la changent. Nulle part on ne parvient à exprimer l’essentiel : qui œuvre, selon quels intérêts, quelles stratégies et quelles contradictions. Trop difficile avant 16 ans ? Allons donc… Quel élève ne peut pas comprendre l’exercice de tactiques de placement dans l’espace, qu’il pratique lui-même, serait-ce dans une cour d’école, une classe, un terrain de jeux ou de sports ? Quel élève ne comprendrait pas la loi des relais si on lui parle des bottes de sept lieues, des stations d’essence ou des pauses en randonnée ? Ou les contraintes du choix d’un logement ? Ou les effets d’attraction de la ville selon sa taille et sa distance, la sélection et l’emplacement de lieux du pouvoir (le château, le temple, le palais) et de l’échange (la foire, la halle, le centre commercial), la ségrégation des habitats des riches et des pauvres, voire l’agrégation solidaire qui va jusqu’aux ghettos ? Ici encore l’histoire et la géographie ont des intérêts liés, et les historiens auraient beaucoup à dire, peut-être aussi à apprendre.

Présentons-nous des paysages ? Pensons à ceux qui les ont créés, et transformés, et mettons de l’histoire dans la géographie. Le mot organisation et le mot aménagement figurent dans le Socle, au moins pour le territoire français. Donnons-leur tout leur sens : pas d’organisation ni d’aménagement sans organisateur et aménageur, bref sans acteur ; pas d’acteur sans intérêt, sans stratégie et sans tactique. Montrons comment le territoire et les réseaux sont produits, par qui et pour quoi, avec quels buts (ou « désirs »…), comment ils évoluent et se transforment, quelles oppositions d’intérêts et quelles compétitions ils suscitent, pour reprendre un mot-clé du Socle. Être « compétitif », comme le voudrait l’air du temps et le socle du Socle, n’est-ce pas d’abord connaître les acteurs de la compétition ?

Situer n’est pas gober

De l’idée de « se repérer », le texte de la grille ne garde que le côté boy-scout : pourtant le Socle parle aussi de « situer ». Situons. C’est une tout autre affaire : car on ne se situe pas au GPS, mais dans un environnement. Un quartier riche, ou un pauvre. Un centre-ville, ou une campagne perdue. Au milieu, ou sur les bords. Par rapport à des voisins, des passages, des frontières et autres interfaces, et des réseaux – un mot superbement ignoré par le Socle. Et cet environnement, pris au sens large, c’est autre chose que « la nature » idéalisée des pèlerins écologistes. Il a ses risques, mais il faut dire d’où viennent les risques, apprendre à les évaluer et à trier – les déchets, bien sûr ; les responsabilités, mieux encore. Par là, il sera possible de parler un peu sérieusement de ce qui est « durable » ou non dans le « développement ». Et de discuter raisonnablement de ce qu’à la compétence n° 3 affiche trop péremptoirement le Socle : « faire comprendre que les sciences et les techniques contribuent au progrès et au bien-être des sociétés ». Oui, en gros, je le crois ; mais aussi que les applications des sciences et des techniques peuvent être perverties : par qui, où et comment, voilà de bonnes questions à illustrer.

Une idée émise dans le Socle est qu’il existe des « lois logiques », que l’univers est « structuré ». Même, qu’un élève doit apprendre « à modéliser de façon élémentaire ». Certes. Voyons ce qu’il en est dans les sociétés humaines. On peut regretter que sous le titre 3 le Socle, hélas, ne connaisse que « l’Homme » avec majuscule, abstraction fâcheuse et archaïquement sexiste. Mais le titre 5 affirme que la « culture humaniste » « développe la conscience que les expériences humaines ont quelque chose d’universel ». Très bien, montrons en quoi consiste cet universel, identifions des actions sur le territoire, des formes qui les expriment et les contraignent en retour. La diversité des lieux ne devrait pas être présentée par le géographe comme l’inexplicable expression d’un désordre infini qu’il suffirait de constater – et que jamais un élève ne pourra mémoriser ; mais comme la richesse de solutions locales produite par le jeu de problèmes communs qu’ont à résoudre toutes les sociétés, et de quelques lois de base des comportements des sociétés sur leurs territoires. Comprendre, au lieu de gober.

Le Socle insiste sur « une attitude critique et réfléchie vis-à-vis de l’information disponible » (titre 4), la critique des documents, des sources, des statistiques ; sur la maîtrise des mesures et des ordres de grandeur (titre 3) ; sur la connaissance de l’entreprise (titre 7). Allons-y à cœur joie, amenons à évaluer en apprenant à penser. Situons les documents, qui les produit et, éventuellement, avec quel biais. Comparons le volume des entrées d’étrangers en France et celui d’autres mouvements migratoires, des trafics d’esclaves à la famine irlandaise. On étudie l’Afrique ? Proposons à l’analyse le discours prononcé à Dakar le 26 juillet 2007 par M. Sarkozy, dans son texte officiel (accessible sur le site de la présidence de la République, passage sur « Le drame de l’Afrique… »). On étudie le climat ? Faisons réagir aussi sur la vidéo http://video.google.fr/videoplay?docid=-4123082535546754758. On évoque la disparition de la banquise et le niveau des mers ? Faisons comparer en cinq minutes le volume de la glace de surface et celui des océans et calculons ce qui s’en suivrait si toute la banquise arctique fondait. « Connaître l’entreprise » nous entraînera à parler de pouvoirs, d’intérêts et de profits, et bien entendu de compétition et de risque : on pourra situer sur la carte et dans les bilans Bhopal, Seveso, Minamata, l’Exxon Valdez et Esso, l’Erika et Total, comparer le tonnage de ces navires à la dépense de carburant d’une fin de semaine en famille, et les deux à ce qu’ont craché le Pinatubo en 1991 ou le Saint Helens en 1980…

Certes, ce serait mieux si les programmes de géographie étaient autres. Du moins peut-on penser que la mise en œuvre du Socle offre des moyens de les éclairer, grâce aux lumières de la culture humaniste. On aura compris que, pour la géographie au moins, ces Lumières se trouvent bien plus sous le titre 3 qu’au titre 5 du Socle. Voilà d’ailleurs qui permettra aux géographes de déployer au mieux ces efforts et ces correspondances interdisciplinaires qu’appelle l’introduction du Socle. Puis, on peut rêver que la tectonique du Socle fasse dériver les lourdes plaques des programmes de géographie, jusqu’à les briser pour les changer.

Roger Brunet
Agrégé de géographie, docteur ès lettres