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La roue des destins expatriés

Sur l’écran, des visages nous parlent. Ce sont eux qui accrochent notre attention et les mots enjolivés par un accent, chaque fois différent. Ils s’appellent Mariam, Alexandros, Inès, Gowsigan, Siravanjini ou Erdogan, des adolescents venus de Turquie, de Tunisie, du Sri-Lanka, de Roumanie, de Grèce, du Portugal et d’ailleurs. Ils ont laissé derrière eux une grande part de leur enfance, de leur famille, de leurs amis, des paysages et des senteurs pour se retrouver ici, tous ensemble, dans une école, source d’espoir d’une vie meilleure, une école qui les accueille et où ils apprennent à parler notre langue et les matières communes aux élèves de France. Ce qu’ils nous disent appartient à la fois à leur histoire et à la nôtre et on reconnaît là le propre des mots et de la poésie, cette faculté de rendre universels les récits d’un parcours étranger à notre propre trajectoire.

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« Pourquoi suis je moi et pourquoi pas toi ? » est un vers du poème de Peter Handke Poème de l’enfance, un vers interprété, décliné par l’imaginaire et les voix adolescentes. L’altérité expose ses nuances en empruntant les fragments de textes écrits par Prévert, Pessoa, Michaux, Weröes. Des témoignages libres, aux termes personnels et choisis, composent aussi le documentaire. La mise en images, en scène, rythme et harmonise les interventions sur un fil où les personnalités s’imposent sans s’annihiler. La roue des destins tourne pour s’arrêter sur un visage, un minibus s’inscrit sur l’écran, il sera à la fin avion estampillé du drapeau français, le bruit des vagues ponctue les interventions. Les textes des récits prononcés en voix off s’inscrivent sur l’écran alors que les poésies sont dites avec une gestuelle proche. Il y a dans ce projet l’évidence d’un mélange d’art, de pédagogie et d’apprentissages, né d’une rencontre entre deux artistes, une quarantaine d’élèves et deux enseignantes en Français langue seconde. (FLS)

Jean-Denis Magnin, directeur littéraire du théâtre du Rond-Point à Paris, est scénariste. Il anime des ateliers d’écriture et apprécie ces moments de partage. Maryam Khakipour est documentariste et cinéaste. Tous deux ont décidé de répondre à l’appel à projets de l’Académie de Versailles et de la DRAC Ile-de-France, pour un atelier numérique sur le thème « cultures du monde et création numérique » dans le cadre d’un parcours artistique et culturel de l’élève.

Les classes FLS du collège Paul-Eluard et du lycée Georges-Brassens d’Evry ont participé à l’atelier pendant cinq mois à raison de deux à quatre heures par semaine. Avec leurs enseignantes, Sabrina Ong pour le collège, Nathalie Marchais pour le lycée, ils ont poursuivi le travail autour de la langue et des poètes auxquels des fragments de texte étaient empruntés. Les lycéens sont, par exemple, allés dans la ville natale de Jacques Prévert pour découvrir l’auteur et le raconter sur tablettes numériques. Les travaux au sein de l’atelier se sont déroulés en deux temps, celui de l’écriture et celui du tournage et de l’interprétation, avec comme préalable son apprentissage.

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Comment, à partir de fragments de poèmes, écrire ce qu’on l’on a vécu, ce que l’on ressent, la vie que l’on imagine aujourd’hui dans son pays d’origine, la vie dans son pays d’accueil, dire ce que l’on est, ce que l’autre ne peut savoir de ce que l’on est ? Et comment le dire face à une caméra dans une mise en scène cadrée ? Les formules très simples issues des poèmes du xxe siècle ont été choisies pour leur faculté à interpeller les adolescents, à porter leur propre point de vue. Au départ, il y a la nécessaire confiance réciproque qui se noue pour que la parole se libère. Cette confiance, les deux artistes l’ont acquise en commençant par des textes poétiques, en laissant aussi entrer un air de liberté débarrassé de tout jugement sur ce qui est exprimé y compris sur les fautes d’orthographe. « Nous avons fait connaissance et ils ont vite compris ce que l’on voulait, ils ont compris qu’ils ne seraient pas censurés » raconte l’écrivain. Les interviews ont aidé à préparer les témoignages qui disent « la traversée, comment on quitte un endroit pour aller vers un autre ».

Le visage de Mariam, jeune tunisienne, grave et beau, nous regarde. Le texte sur l’écran retranscrit ce que dit la voix off, un récit de traversée, une arrivée à Lampedusa, une petite fille dont on sent les parents proches, soucieux de la voir grandir sans que le temps devienne infructueux dans l’attente, une gamine qui se préoccupe des enfants seuls jusqu’à ne pas les abandonner lorsqu’elle quitte le camp. Les propos n’appellent pas la pitié. Ils résonnent et donnent vie à l’actualité. La jeune Mariam, dans l’atelier, a rencontré la cinéaste Maryam, elle qui est arrivée en France à 22 ans, fuyant l’Iran et ne parlant pas le français. L’histoire sur l’écran ne le dit pas mais dans les mots, dans les images, perce l’indicible et indispensable humanité. Alexandros et Diana parlent, eux, d’un autre exil, celui de parents chassés de leur terre natale par la crise économique. Ce sont des mots d’adolescents, plus tout à fait enfants, pas tout à fait adultes.

La première approche par la poésie, l’apprentissage du dire, du jeu devant la caméra, a sans nul doute libéré ce que l’on n’osait pas dire, et ouvert vers les autres, ceux qui à leur côté ont vécu une histoire à la fois différente et semblable. Le temps laissé à la résidence, la médiation artistique, ont fait leur œuvre en douceur. « Ce qui nous intéressait, même si l’objet est austère comme des portraits d’identité, ce sont les récits métaphoriques qui s’inscrivaient sur leurs visages. C’est aussi qu’ils disent comment ils voient notre façon de vivre, que le dispositif permette ce regard qu’ils portent vers nous, d’être un sujet qui parle ». Jean-Daniel Magnin se souvient de « l’apprivoisement réciproque », et du bonheur à vivre cette expérience unique. Il a déjà ouvert les mots des autres par sa médiation artistique en travaillant avec des SDF, dans des prisons, dans des banlieues délaissées d’ordinaire, là c’était encore autre chose, une expérimentation, sans connaître le niveau de français des élèves avant de les rencontrer.

L’atelier s’est terminé en mai 2014 mais le travail n’est pas fini. L’idée du webdoc aléatoire n’a pas pris encore sa forme définitive, celle où la roue des destins, à partir des 300 séquences filmées, offrirait 30 variantes possibles des 11 poèmes interprétés. Il reste à trouver des fonds pour développer le logiciel, peaufiner les montages. Le logiciel pourrait servir à d’autres, à des enseignants pour créer des supports pédagogiques sous forme de films aléatoires définis selon des règles de fonctionnement. En attendant que « pourquoi suis-je moi et pourquoi pas toi ? » devienne tel que le projet l’avait prévu, une version de démonstration est visible sur Internet. Et juste en visionnant les fragments du film en devenir, on perçoit ce que l’approche artistique, la venue d’artistes, apportent à l’école, un regard sans parti pris qui révèle avec de la distance ce qui dans le quotidien s’exprime peu. On énumère ce que les élèves ont appris, les mots qu’ils ont apprivoisé en fréquentant la poésie, les paroles couchées sur le papier puis dites, les techniques du cinéma. Dans le miroir tendu, Jean-Daniel Magnin et Maryam Khakipour ont appris en retour un certain visage de la France et nous avec.

Monique Royer

Démo du webdoc aléatoire « Pourquoi suis-je moi et pourquoi pas toi ? » :
http://www.dailymotion.com/video/x2pqgzm

Vidéo de Canopé sur le projet :
http://webtv.ac-versailles.fr/spip.php?article1140