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Emmanuelle Laborit : « La langue des signes est bel et bien une langue »

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Photographie : ©IVT-Vincent Quenot

La comédienne Emmanuelle Laborit, également codirectrice d’IVT (International Visual Theatre), est sourde. Elle milite en faveur de l’enseignement de la langue des signes, qu’elle défend comme une véritable langue, particulièrement adaptée au théâtre.
Quel a été votre parcours, de l’école jusqu’au théâtre ?

J’ai de très mauvais souvenirs de l’école. J’ai été scolarisée dans une école oraliste, qui refusait totalement la langue des signes. Tout passait par lecture labiale et l’écriture au tableau. J’ai fait beaucoup d’efforts, puis j’ai complètement décroché, je n’ai pas réussi à suivre, à acquérir les connaissances. Je devais redoubler de travail le soir à la maison, j’entrais en crise, je disais que ce n’était pas normal. Voilà, c’était comme ça, point à la ligne, je n’avais pas le choix à l’époque, il n’y avait pas d’école bilingue à Paris. Aujourd’hui, de nombreuses écoles se prétendent bilingues parce qu’elles dispensent un enseignement de langue des signes. Mais il faut aussi un enseignement en langue des signes !

L’école n’a joué aucun rôle pour me faire accéder au théâtre et à ma profession de comédienne, bien au contraire. On me disait que je ne pourrais pas devenir comédienne, parce qu’il fallait parler et que je ne pouvais pas. Mais parler, ça peut se faire avec les mains !

Le hasard a fait que mon père écoutait la radio, un jour, et qu’il a entendu parler d’IVT (International Visual Theatre), qui était au château de Vincennes à l’époque. Il m’y a amenée, pour juger par nous-mêmes. Ça a été un choc pour moi, ça n’avait rien à voir avec ce que disaient les médecins que nous avions vus. Pour eux, apprendre la langue des signes, c’était se condamner à devenir débile, en gros.

Par la suite, on m’a proposé de participer à un atelier théâtre. J’ai vu toutes les créations d’IVT depuis quarante-et-un ans. C’est surtout ça qui m’a influencée, marquée. Le théâtre n’était pas vraiment un choix professionnel au départ, c’était une passion.

L’école a-t-elle progressé depuis, selon vous ?

Je ne travaille pas dans ce domaine, mais ce que je vois, ce sont les personnes qui viennent ici, les jeunes en particulier. On ne leur a pas apporté la langue des signes, alors qu’ils auraient dû l’avoir immédiatement, dans la famille et dans les écoles. Ils n’ont pas la maitrise des deux langues, ils ne peuvent pas comparer la langue des signes et le français. Il existe des écoles bilingues, mais surtout en primaire, avec peu de suivi pour le collège et le lycée. En fait, il y a cinq écoles bilingues en France : où est la démocratie ? Les autres écoles pour les enfants sourds sont oralistes, on y pousse à l’appareillage, à l’installation d’implants, etc. Si les parents font le choix de la langue des signes pour leur enfant, ça devient un parcours du combattant.

Et puis, je m’interroge sur le principe de l’inclusion. Est-ce forcément si bien que cela ? Comment un enfant vit-il le fait d’être seul au milieu d’autres qui sont différents ? Ça ne correspond pas à ce qu’on vit après, dans la société. Finalement, le seul qui fasse l’effort, c’est celui qui est en inclusion. Donc, l’objectif n’est pas très clair pour moi. Si une école veut vraiment s’ouvrir au handicap, il faut qu’elle accueille un groupe, pour que les groupes puissent se mixer, qu’ils puissent faire du sport ensemble. Et puis, les enfants sans handicap n’ont pas besoin du même enseignement que les trisomiques, par exemple.

Vous êtes très militante en faveur de la langue des signes.

Pour faire vivre IVT, il faut être très militant, pour commencer. C’est un lieu dont le cœur est la culture de la langue des signes. Beaucoup de gens pensent que c’est réservé aux sourds, c’est précisément cela que nous voulons combattre. C’est ouvert à tous. La langue des signes est bel et bien une langue. Elle n’est pas réservée aux sourds, car une langue, c’est fait pour être partagé ! Alors que c’est l’audition qui dirige le monde, parler sans voix, avec les expressions du visage, cela permet de redécouvrir son corps. C’est d’une grande richesse. Ce n’est pas vital pour les entendants, mais c’est un plus, cela ouvre sur une autre façon de penser. Mais, si je reconnais que c’est génial de faire des ateliers en LSF (langue des signes française) pour les enfants entendants, pour leur ouverture, j’insiste sur le fait que l’urgence, c’est de l’enseigner aux enfants sourds ! Ce serait illogique de développer ça pour les enfants entendants et pas pour les sourds.

La langue des signes s’écrit sur un plateau de théâtre, en trois dimensions, on utilise le corps, l’espace. On peut aborder des genres très différents : les contes, la poésie, le visuel virtuel. C’est impossible d’aborder le visuel virtuel dans une langue orale. Cela permet d’alterner un plan large puis un plan serré, c’est très descriptif. Par exemple, pour signifier un avion, on va pouvoir mimer l’ensemble de l’avion avec tout le corps et passer immédiatement à des gestes plus fins, plus précis, que ferait le pilote.

(Elle regarde la couverture d’un numéro des Cahiers pédagogiques.)
Je vois votre slogan, « Changer la société pour changer l’école, changer l’école pour changer la société ». Est-ce que vous y arrivez ? Parce que l’école est quand même très inégalitaire et oppressante.

Propos recueillis par Cécile Blanchard


article paru dans notre n°545, Accompagner en pratiques, coordonné par Xavier De Jemeppe et Rachel Harent,mai 2018.

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https://librairie.cahiers-pedagogiques.com/revue/719-accompagner-en-pratiques.html