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La laïcité dans les Cahiers

L’école : laïque bien sûr

Au lendemain de la guerre, la laïcité c’est avant tout le refus du financement par l’état des écoles privées, c’est-à-dire, en fait, catholiques. On sait le rôle que cette question, avec celle de l’Algérie, a joué dans la faiblesse de la Quatrième République. Les Cahiers participent au consensus pour défendre la laïcité, mais plutôt tacitement : ils n’abordent le sujet qu’en 1959, quand la Cinquième met en chantier la loi Debré.

En 1962 (n° 39, Petit dictionnaire portatif de pédagogie pratique), François Goblot rappelle : « L’état ne saurait soutenir qu’une école dans laquelle tous les enfants sont admis côte à côte et traités avec le même respect […]. Et cette idée – autre changement important par rapport à 1905 – est approuvée par nombre d’esprits religieux et en particulier par ceux d’entre nous qui sont catholiques ». Enfin, le Manifeste pour l’Éducation nationale de 1963, qui est à l’origine du CRAP, affirme que l’école unique « a la vertu irremplaçable de réunir tous les jeunes Français dans la même école, y compris dans l’école secondaire à sections multiples. Ainsi apprendront-ils, quelle que soit leur origine sociale, quelle que soit l’orientation de leurs études, qu’ils appartiennent à la même communauté nationale. Cela suppose le strict respect du caractère laïque de l’école publique et, par voie de conséquence heureuse, la fin de l’écartèlement de la jeunesse (et du pays) en clientèles adverses… L’école laïque, dont l’idéal n’est pas une neutralité vide et négative, est seule capable de fonder la société universelle de demain ».

Mais ce n’est qu’en 1970 (n° 93) que tout un Cahier est intitulé, sobrement, « Laïcité ». Une table ronde fait écho à un colloque public/privé tenu à Nantes mais le rédacteur en chef, Jean Delannoy, rappelle que « la revue entend rester fidèle à la ligne de conduite strictement laïque que François Goblot, son fondateur, a toujours suivie en ce domaine ». En 1973 (n° 114), il précise : « Le débat sur la laïcité ne peut plus se poser dans les mêmes termes qu’autrefois […]. Un enseignement peut être à la fois dispensé par l’état et pluraliste » ; « si l’école confessionnelle accepte des non-croyants – et les accepte comme élèves à part entière et non par l’effet d’une généreuse tolérance -, on ne voit plus en quoi se justifie son existence spécifique ».
Las ! Nonobstant les mises en garde de Michel Debré [[Au cours des débats sur la future loi du 31 décembre 1959, Michel Debré avait déclaré (24.12.59) que « serait cause de troubles et de luttes l’édification d’une université qui s’établirait dans son unité face à l’Université nationale ».]], la loi Guermeur en 1977 avance dans la reconnaissance de l’enseignement catholique comme entité et non comme des établissements distincts. En 1978, le n° 160 des Cahiers, « Questions à (la) gauche », définissant les attentes du CRAP par rapport à un éventuel changement de majorité, proclame : « L’Éducation nationale est le service public, qu’il n’est plus question de doubler d’un réseau parallèle comme on le fait méthodiquement depuis plusieurs années » et attend d‘un gouvernement de gauche la « nationalisation de l’enseignement privé sous contrat ».
Les intransigeances de part et d‘autre ont conduit Mitterrand, en 1984, à retirer le projet Savary de service public unifié et laïque. La question restait donc posée, certains supporteurs de l’enseignement catholique voulant toujours en faire l’homologue de l’enseignement public. En 1993, quand le projet Bourg-Broc voulait supprimer le dernier verrou que la loi Falloux mettait au financement public des établissements privés, le CRAP dénonce cette tentative (n° 316), prend toute sa part à la mobilisation laïque – paradoxale [[En effet, cette loi de 1850, tout en renforçant le contrôle de l’église sur l’enseignement public, favorisait la création d’établissements privés, mais avec une limite à leur financement public.]] – et appelle à la grande manifestation du 16 janvier 1994 (n° 320), puis participe au « Carrefour laïque » qui l’a prolongé.

L’école libérée

Mais la laïcité ne se réduit pas à la question de l’enseignement privé. Bernard Charlot l’avait écrit dans les « Questions à (la) gauche », en partant de ces écoles parallèles qui « sont privées et se veulent anticapitalistes » : « la contestation de l’école publique sur sa gauche, et non plus sur sa droite, renouvelle la problématique public-privé ». Jean Boursette, prêtre et professeur de séminaire, affirme qu’il « ne croit plus à l’enseignement libre », et que « le recours à l’école libre peut masquer les vrais problèmes de l’école, c’est-à-dire le décalage croissant entre l’école et les modes d’accès au savoir, le rôle des médias, l’attente des jeunes, les conséquences de l’urbanisation » (n° 201, 1982) [[Son article était prévu pour le n°200 consacré au centenaire des lois Ferry.]].

D’où un dossier (n° 212-213, 1983) qui interroge : « Pluraliste ? Privé ? Décentralisé ? ». Il rappelle l’histoire des « occasions perdues » de règlement du conflit, perdues du fait des intransigeants d’un bord ou de l’autre, et il pose le problème au fond : l’enseignement privé ne se justifie plus par le désir d’une éducation religieuse, il correspond plutôt au désir des parents d’une école plus soucieuse de l’individualité de chaque enfant, mais beaucoup de maîtres du public refusent toute mise en concurrence. On dénonce la ségrégation que constitue le privé, mais il y a ségrégation aussi à l’intérieur du public. Cécile Delannoy, ancienne rédactrice en chef, « met sans vergogne les pieds dans le plat… L’école libre, c’est l’école des parents… L’école publique, c’est celle des profs » et conclut : « concilier au mieux liberté des équipes pédagogiques, choix des parents, et garantie d‘emploi pour les maîtres : si on le souhaitait vraiment, si on s’en donnait les moyens, à quoi servirait encore l’enseignement privé ? ». La solution éducative passe par la décentralisation, la possibilité pour les établissements de mettre en œuvre un projet pédagogique. Et finalement, « c’est l’enseignement public qui doit être libre, libre des pesanteurs, des conformismes, des autoritarismes ». Cette approche, alors très nouvelle, a suscité au sein même du CRAP des tensions et quelques départs.

L’école laïque et le fait religieux

Ce numéro 212-213 amorçait aussi une autre réflexion : « Il est nécessaire de faire toute sa place dans le patrimoine culturel que l’école doit transmettre à tous à la composante judéo-chrétienne de notre civilisation ». C’est qu’on prend alors conscience de la grande ignorance en matière de religions : pour beaucoup, la Trinité n’est qu’une station de métro. Dans le n° 292-293 (1991), Jean Baubérot analyse trois conceptions de la laïcité aujourd’hui – la laïcité à l’ancienne du Grand Orient, la laïcité ressourcée de la Ligue de l’enseignement, et la laïcité enfin découverte par les catholiques – et demande que, face aux problèmes que soulève l’islam, la laïcité ne soit pas simplement une coquille vide. Dans le n° 296, « A l’école, l’intégration », Dominique Lecourt rappelle que « laïque » s’oppose à « clerc » et non à « religieux », et il avance que « l’unité du camp laïque reposait en définitive sur une somme de malentendus, que l’on s’était tacitement entendu à taire depuis des lustres face à l’adversaire traditionnel » ; vingt ans après, on peut le vérifier. Le même dossier publie des extraits d’un rapport d’André Hussenet, demandant « une étude objective des croyances et des rites des grandes religions représentées en Europe » et que soit revue en conséquence la formation non seulement des professeurs d’histoire, mais aussi de ceux de lettres et d’arts plastiques. Un peu plus tard, les Cahiers publient (n° 323, 1994) un troisième dossier : « Enseigner les religions à l’école laïque », qui passe en revue différents pays d’Europe, sans oublier l’Alsace-Moselle, l’histoire de la question, et des exemples pratiques aux niveaux primaire et secondaire. Une citation de Jean Jaurès récuse « les laïques intégristes » : « une idée générale de l’histoire des religions entrera nécessairement dans ce programme (d’un enseignement primaire élargi), car elles sont un des faits essentiels, peut-être sont-elles le fait essentiel de l’histoire humaine ». Le danger représenté par les sectes n’est pas négligé, en particulier dans le dossier sur « l’esprit critique » du n° 386 en 2000.

Mais c’est aussi l’époque d’une montée visible de l’islamisme – que les Cahiers refusent de confondre avec l’islam – sont étroitement imbriquées. En 1989 a éclaté à Creil l’affaire du voile islamique ; on comprend peu à peu que de nombreux musulmans sont désormais installés durablement en France, avec leurs enfants, et qu’ils conçoivent autrement la laïcité. Plusieurs articles du n° 323 traitent directement de l’islam, dont « Ne nous voilons pas la face », de Nicolle Samadi et Jocelyne Nguyen. Les Cahiers ont suivi la question dès le début. Dans le n° 280, en 1990, trois articles, l’un de Bruno Etienne et un autre de deux professeurs de Creil, dont J.M.Zakhartchouk, « à propos des voiles, de la laïcité, de l’islam… » montrent que « nous sommes tiraillés entre des valeurs qui apparaissent parfois comme contradictoires, ou difficiles à conjuguer ». Un « Retour sur le voile », en 1995, réunit et complète des articles de 1990, les uns insistant sur la liberté, reconnue par les textes officiels français et internationaux, d’autres sur le danger de l’intégrisme et la nécessité de la fermeté [[La première approche est plus développée que la seconde. Mais s’agit-il de quantité ? Que faire de la remarque de Serge Granier : « on ne se défendra du fanatisme que par la liberté » ?]].

Les événements qui ont amené à la loi de mars 2004 sur les signes religieux à l’école, puis la loi elle-même ont été l’occasion d’un débat très vif au CRAP, et, comme vingt ans auparavant, de départs qu’on ne peut que regretter. On en voit le reflet dans le n° 419, en décembre 2003.
Françoise Lorcerie, dans le dossier sur « L’école et la pluralité ethnique », rappelle ces débats internes tandis que le bureau du Crap définit la position du mouvement : « l’école a devant elle quelques pistes pour lutter contre l’ethnicisme et le communautarisme, en prenant mieux en compte les identités individuelles et collectives pour qu’on puisse les dépasser, les faire évoluer, en modifier les interactions […]. Le développement de la pluralité ethnique nous oblige sans doute à poser autrement le problème de la laïcité. Celle-ci doit garantir, dans l’espace public scolaire, la possibilité de débattre avec esprit critique des grands problèmes de société, dans des formes respectueuses des croyances et des opinions de chacun, avec une visée universaliste ». Une controverse courtoise réunit deux points de vue opposés, non sur les voiles islamiques, mais sur la nécessité ou non de légiférer à leur sujet.
Dans le n° 247, je citais un livre publié par la Ligue de l’enseignement, La laïcité en miroir (1985) : « La laïcité ne serait pas la laïcité si elle ne se remettait pas périodiquement en doute ».

Jacques George

Citations détachées

L’école laïque, dont l’idéal n’est pas une neutralité vide et négative, est seule capable de fonder la société universelle de demain ».(1963)

« c’est l’enseignement public qui doit être libre, libre des pesanteurs, des conformismes, des autoritarismes ».(1983)

La laïcité doit garantir, dans l’espace public scolaire, la possibilité de débattre avec esprit critique des grands problèmes de société, dans des formes respectueuses des croyances et des opinions de chacun, avec une visée universaliste ». (2003)