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La fin de l’école, l’ère du savoir-relation

La fin de l’école, l’ère du savoir-relation, titrent François Durpaire et Béatrice Mabilon-Bonfils. Les références à des travaux de recherche incitent à prendre au sérieux ce qui relève plus de la prospective que de la polémique.

On l’aura aisément compris, c’est le procès d’une certaine école qui est instruit à charge. Il s’agit d’argumenter le passage « du paradigme de l’école conçue au milieu du XIXe siècle autour d’un triptyque « maître, tableau, manuels » à un nouveau, qui reste à définir » (p. 173). Car la « forme scolaire » actuelle, c’est-à-dire une organisation indifférenciée et fondée sur l’élève moyen, produit des effets néfastes dans une société de l’information. Il est grand temps de reconnaître que nous sommes entrés dans une autre ère pour reprendre le terme privilégié par les auteurs.

Quelle argumentation pour soutenir cette thèse au delà des traditionnels apports de l’éducation nouvelle et des travaux en psychologie cognitive qui sont d’ailleurs évoqués dans l’ouvrage ? C’est le numérique et son impact sur l’instruction qui tissent une toile de fond reprise à Michel Serres : après la révolution de l’écriture et celle de l’imprimerie, la petite poucette sur les écrans des tablette numériques et des smartphones (téléphones mobiles à écran interactif) entraîne une déqualification, voire une disqualification, du maître comme porteur de savoir, du tableau comme support de la leçon et du manuel comme ressource en termes de savoirs.

Les auteurs connaissent et détaillent les raisons de la perversion d’un modèle a priori gratuit et ouvert à toutes et à tous, internet, en une machine à engranger des profits. Le GAFA (Google-Apple-Facebook-Amazon), ce sont les trois mousquetaires d’une globalisation dans laquelle ce qui est fourni « gracieusement » permet de récupérer des données comportementales stratégiques. Il faut dans un sursaut citoyen connaître et combattre « le tyran techno-libéral » (p. 40 et 240) en mettant en place une « école étendue » ou plutôt une « école extensive » (p. 173). La première serait une extension par les moyens numériques (« apprendre avec le numérique ») alors que dans la seconde l’école est le support mobile (« apprendre le numérique ») et la voie d’accès à tout le savoir. Mais tout le savoir est-il mobilisable sur internet ?

Ce livre contient de nombreuses affirmations et analyses avec lesquelles le lecteur ne peut que manifester son accord. Puis, viennent quelques objections. Ainsi, à la p. 43, il est question de « l’absence d’un modèle politique d’éducation porteur de ce changement ». Or l’article 1 de la loi de 1882 confie à l’autorité parentale le choix de l’institution ou des personnes en charge de l’instruction obligatoire. Car c’est elle et elle seule qui est obligatoire. Philippe Meirieu et Marc Guiraud l’ont rappelé en 1997 avec la préconisation de rendre l’école obligatoire qui reste d’actualité. C’est un fruit de la guerre scolaire entre l’église catholique et l’État qui fait que l’éducation demeure l’apanage des parents et non de la nation. Et nous tenons là une des principales objections à une vision développée (et partagée par les auteurs ?) d’un scénario qui aboutit à la fermeture des dernières écoles en 2037 (p. 144 et 148). L’école est un construit de l’histoire, un compromis entre le familial et le social. Elle ne peut donc se réduire à une forme ou à une autre. Dans les années 1960, la radio scolaire devait instruire l’Afrique et, dans les années 1980, les nano-réseaux allaient inexorablement précipiter la victoire de Mc Luhan sur Gutenberg. On sait ce qu’il est advenu de ces volontés d’instruire sans la présence physique du maître et en faisant l’impasse sur la réunion des apprenants dans un temps et dans un lieu prévus pour cela.

Une deuxième objection tient à l’absence de description de l’école telle qu’elle existe dans sa diversité. C’est sans doute une des contraintes liées à l’ambition du projet mais quelques assertions comme celle portant sur « un nombre croissant de décrocheurs » sont infirmées par les travaux des chercheurs. François Dubet a établi, bien avant la révolution numérique, les effets de l’introduction massive d’une culture libérale dans les murs d’établissements pensés comme des lieux de formation d’une élite. C’est d’ailleurs un des moments les plus passionnants de ce livre qui en comporte de nombreux : les pages 189 à 210 nous mettent en présence du « retour du lieu », de nouvelles configurations à imaginer et mettre en place pour réussir une éducation réellement libératrice.

Autrement dit, le lieu-école est promis à un bel avenir : après la boutique du ludus grammaticus que l’on peut encore voir à Ostie, après l’école-cloître avec sa cour centrale, après l’école-caserne, vient le temps des « établissements qui favorisent le vivre-ensemble » (p. 200). Cette partie de l’ouvrage préfigure d’autres travaux qui porteront sur ce point essentiel d’une école qui continue à se développer parce qu’elle s’ajuste à de nouvelles fonctions et à de nouvelles missions. Une autre controverse peut être envisagée sur le « vivre-ensemble » qui semble privilégié sur « l’apprendre-ensemble » (même s’il est évoqué mais avec moins d’insistance) dans des lieux, des groupements et avec des dispositifs reconçus en fonction de la technologie, certes, mais également de l’activité qu’y mènent les apprenants.

Enfin, la remise en cause du « lire, écrire, compter » et la proposition iconoclaste du « lire, écrire, computer » (p. 127) d’Éric Bruillard cache une autre trilogie de l’école contemporaine dont seulement certains aspects semblent traités ici : projeter, communiquer, évaluer. Ces trois verbes, ces trois injonctions faites à l’école, agissent comme organisateurs d’un curriculum caché qui peut être rapproché de la « distinction » telle que Bourdieu l’a présentée. Le premier verbe, projeter, est explicitement développé en pages 181 et 182 sous la forme de « projets pédagogiques collectifs à tous les niveaux d’enseignement » et se traduit sous le sigle d’APP (approche par projets et par problèmes). On peut admettre que communiquer recoupe partiellement la notion de savoir-relation (bien que nous lui préférions reliance, utilisé également, qui porte sur les notions, les pratiques et les personnes). En revanche, la place réservée à l’évaluation déçoit dans la mesure où elle semble réduite au rôle de « gouvernail supranational des systèmes éducatifs » (p. 98) et assimilée à des « outils de mesure » (ibid.). Un renversement serait pourtant attendu en raison du sujet de ce livre : le passage du constat global à l’action locale. Dans ce cas, les compétences d’évaluateur sont au cœur de l’action humaine. Il s’agit de savoir piloter, c’est-à-dire apprécier les résultats mais aussi les procédures et processus de son action, individuelle ou collective, afin d’en déterminer l’efficience, la pertinence et la cohérence puis de procéder en temps réel mais aussi, éventuellement, a posteriori aux rectifications nécessaires décidées par l’acteur qui redevient alors auteur.

L’importance de ce livre, sa richesse, qui n’a pu qu’être effleurée, le recommandent à la lecture car nous manquons de ces grandes synthèses qui prennent position sur des points essentiels. Il est urgent de dépasser les discours enthousiastes ou funestes sur les effets du numérique qui vit lui-même plusieurs vies et plusieurs morts successives afin d’alimenter des controverses sur sa place et les limites qu’on peut lui assigner. Cet ouvrage le fait au risque d’être démenti dans les années ou les mois qui viennent et c’est ce courage qui en fait l’intérêt.

Richard Etienne