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La fabrique scolaire de l’histoire : Illusions et désillusions du roman national

Cet ouvrage est publié par le Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH), association de chercheurs et d’enseignants d’histoire « préoccupés par l’instrumentalisation politique de l’histoire ». L’actualité montre à quel point l’école est concernée au premier chef. La quinzaine de textes ici regroupés propose une analyse très riche des mécanismes à l’œuvre, par exemple les luttes d’influence autour de l’élaboration des programmes scolaires, ou bien la prise en compte des débats historiographiques. Une double question traverse chaque texte : comment l’école s’empare-t-elle de l’histoire des historiens ? Comment les acteurs sociaux usent-ils de l’histoire enseignée à l’école pour des finalités civiques ?
Dans sa préface, Suzanne Citron montre la prégnance des cadres de l’histoire scolaire posés dès le XIXe siècle, malgré les efforts de rénovation auxquelles elle a participé dans les années 60 et 70 (y compris au travers de publications dans les Cahiers pédagogiques) : poids de l’histoire politique nationale ; chronologie découpée selon des programmes annuels, suivie pas à pas tout au long du cursus scolaire ; récits posés comme des vérités historiques, exposées par l’enseignant et les manuels. Mais si l’histoire scolaire semble rester étanche aux innovations pédagogiques, le livre montre bien à quel point elle est travaillée par des évolutions profondes : la démocratisation scolaire, qui ouvre l’enseignement secondaire à des catégories sociales entretenant un rapport culturel à l’histoire éloignée de la culture classique des élites ; les évolutions historiographiques, plus ouvertes à l’étude de la complexité des échelles de temps et d’espace ; de nouveaux rapports au temps historique, avec la valorisation du patrimoine, la recherche d’héritages, de filiations, etc.
Dans ce contexte, les objectifs fixés à l’histoire scolaire, ses contenus, font l’objet d’âpres négociations entre de nombreux acteurs : inspecteurs généraux, universitaires, pédagogues, politiques, associations d’enseignants, chacun ayant ses références propres. L’histoire scolaire doit être un décalque de l’histoire universitaire ? Un ciment de l’unité nationale ? Un remède aux cicatrices du corps civique ? Peu à peu, la conception traditionnelle de « l’école sanctuaire » laisse place à une prise en compte des « demandes sociales », expression ambigüe !
Au-delà de ces questions, ces textes invitent, brièvement, mais de façon très stimulante, à visiter les questions didactiques majeures de la discipline : étudie-t-on le passé pour y rechercher des origines communes, ou au contraire pour y étudier les différences, les changements ? Comment éviter d’entretenir la double illusion que tout est toujours nouveau, ou au contraire que tout se répète, pour construire une véritable conscience de l’histoire ? Ainsi de la citoyenneté à l’époque de la démocratie athénienne : comment se débrouiller de l’effet miroir de ces mots pour des jeunes d’aujourd’hui que l’enseignant éduque à la citoyenneté ? Comment permettre de penser la durée, l’enchevêtrement des temps, en évitant les visions téléologiques ? Plutôt que d’étudier « les causes de la Première Guerre mondiale », pourquoi ne pas se demander si elle aurait pu ne pas avoir eu lieu ? Comment étudier des documents comme sources de connaissances, sans pour autant en faire des preuves indiscutables ? Ainsi des affiches de propagande coloniale, nombreuses dans les manuels, au risque de cultiver les stéréotypes coloniaux qu’elles ont pour fonction originale d’entretenir. Comment éviter la vaine prétention à présenter des faits établis et neutres, mais aussi les jugements moraux ? Y a-t-il une bonne violence, le 14 juillet 1789, ou une mauvaise, le 2 septembre 1792 ?
La conclusion de Charles Heimberg nous emmène très loin sur le rôle de l’étude de l’histoire : étudier les sociétés humaines en tension entre l’inéluctabilité de la mort et le pouvoir de tuer, entre les séparations entre amis et ennemis, inclus et exclus, masculin et féminin, dominants et dominés. Nous voilà très loin du simplisme de « nos ancêtres les Gaulois »…

Patrice Bride


Entretien avec Laurence De Cock

Professeure d’histoire-géographie en lycée à Nanterre (Hauts-de-Seine), associée à l’INRP, chargée de cours à l’université Jussieu-Paris VII.

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Lecture de la lettre de Guy Môquet, parrainage des enfants de la Shoah, enseignement de l’histoire de l’esclavage, et maintenant débat sur l’identité nationale : Nicolas Sarkozy intervient beaucoup dans le domaine de l’histoire scolaire. Est-ce nouveau de la part d’un président de la République ?

Qu’un président de la République mobilise l’histoire comme outil politique n’est vraiment pas nouveau. Que l’on songe au tollé provoqué par la suppression du 8 mai 1945 comme jour férié par Giscard ou au discours de Chirac en 1995 reconnaissant la responsabilité du régime de Vichy dans la déportation des Juifs. Les chefs d’État ou les représentants de la nation ont traditionnellement en France une prérogative dans le domaine mémoriel qui correspond à l’image qu’ils souhaitent donner du passé à un moment donné. De ce point de vue, toute décision mémorielle traduit une vision politique. L’histoire scolaire est incontestablement, dans son acte de fondation, un lieu d’usage public de l’histoire, car l’enseignement de l’histoire a d’emblée été chargé d’une finalité civique. En tant que tel, un programme peut donc se lire comme un projet mémoriel. En revanche, nous montrons dans ce livre que l’élaboration d’un programme est le fruit d’une chaine de responsabilités, d’une ronde d’acteurs qui s’étend du groupe d’experts aux représentants de la société civile. Il y a donc en théorie un certain nombre d’étapes à respecter qui devraient garantir la mise en débat des curriculums (programmes scolaires). En intervenant donc de façon si intrusive et spectaculaire dans l’écriture des programmes, Nicolas Sarkozy rompt avec la tradition et court-circuite les échelons intermédiaires.
Il ne faut cependant pas sous-estimer la politique « d’effets d’annonce » ici. Dans le cas des enfants de la Shoah ou de la lecture de la lettre de Guy Môquet, c’est flagrant. Et la levée de boucliers qui s’en est suivie montre que les régulations par le jeu démocratique sont encore très efficaces. En revanche, ces décisions traduisent un rapport à l’histoire scolaire qui tend à se replacer dans le registre de l’émotion alors que ces dernières années (voir le nouveau programme de collège) paraissaient insister plutôt sur la fonction critique de l’apprentissage de l’histoire. C’est ce dernier point qui semble le plus important. La pédagogie de l’émotion semble vouloir se substituer à la pédagogie de débat. La lecture de cette lettre isolée — et non réservée aux enseignants d‘histoire-géographie — s’attache à faire verser des larmes sur le sort d’un résistant condamné à mort plutôt qu’à travailler l’intelligibilité du moment historique que fut la résistance. On préfère donc un modèle adhésif de la citoyenneté au modèle critique. C’est exactement ce qui se joue aujourd’hui avec l’interpellation de l’école dans le cadre du débat sur l’identité nationale. Plutôt que réfléchir aux enjeux et modalités de la citoyenneté à venir, donc à la responsabilité politique de demain des élèves, il leur est demandé de « s’interroger » sur les modalités d’appartenance à une nation. Ici, la passivité l’emporte sur l’action.

Comment les enseignants d’histoire se débrouillent-ils entre leur formation et leurs savoirs universitaires d’une part, leur statut de fonctionnaires d’autre part, que leur rappelait récemment un conseiller du président ?

Il faudrait, pour répondre justement à cette question polémique, disposer d’une enquête approfondie sur les pratiques de classe, car il y a un fort décalage entre le discours tenu sur une pratique et la réalité des « bricolages » en situation de classe. Ce que l’on peut néanmoins souligner, c’est le fort attachement des collègues à leur mission de service public ainsi qu’à leurs compétences d’enseignants. Je le disais, les programmes sont en théorie le fruit de négociations auxquelles sont conviés les enseignants. Dans ce cas, le relai dans les classes ne se pose pas en terme d’« obéissance », mais d’application d’une décision collective dans son propre champ. Du même coup, toute intrusion non négociée risque d’être vécue comme un déni de leurs compétences par les enseignants. Cette tension est souvent difficile à gérer tant du point de vue de la déontologie que de l’éthique. Les professeurs se pensent comme des acteurs d’une Éducation nationale, non comme des spectateurs ou simples passeurs de décisions.
Quant aux savoirs universitaires, ils sont la matière première d’un enseignant. La scolarisation des savoirs est le fruit d’un travail quasi artisanal qui répond à des enjeux didactiques et pédagogiques. C’est un véritable métier qui ne s’improvise pas, mais qui s’apprend. Il est intéressant de rappeler que les enseignants réclament régulièrement des « mises au point scientifiques » sur certaines questions du programme trop rapidement ou pas du tout abordées lors de leur formation. Cela prouve la conscience qu’ils ont de l’importance de maitriser scientifiquement un contenu avant d’envisager sa descente dans les classes. C’est tout le problème posé par l’éducation civique, l’ECJS ou le fameux débat sur l’identité nationale : à quelle formation universitaire répondent ces matières ? De même, puisqu’il s’agit de « débattre », quelle pédagogie du débat ? L’espace scolaire a ses propres codes qui ne sont pas exactement ceux d’une préfecture.