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La culture historique en questions : les programmes de l’école primaire de 2008

Un enseignement précoce de l’histoire ?

Les programmes de 2002 indiquaient clairement que l’école doit susciter chez l’élève toutes les occasions d’une découverte active du monde, de lui offrir « la possibilité de se donner des représentations de ce qui n’est plus » ; ceux de 2008 passent sous silence les enjeux mémoriels et méthodologiques du patrimoine et des traces laissées par le passé. Jacques Le Goff[[Jacques Le Goff, Pierre Nora, Faire de l’histoire, Paris, Gallimard, 1974.]] ne pense-t-il pas que les sorties et les enquêtes sur le terrain sont primordiales pour la découverte du monde puis par la suite pour l’enseignement de l’histoire car on peut, grâce à elles, « montrer aux élèves que l’histoire n’est pas seulement dans les livres ou les musées, mais dans la rue et les campagnes, qu’ils baignent dedans » ? Reprenant cet argument de « bain culturel », Pierre Giolitto[[Pierre Giolitto, « Le temps qui passe », Le courrier des maternelles, 100, 1998, p. 166.]] déclare que les jeunes enfants sont aptes, certes modestement, mais de manière rigoureuse, à entrouvrir la porte du temple de Clio, estimant qu’il n’est jamais trop tôt pour prendre contact avec cet univers d’idées, de faits et de sentiments que représente l’histoire, univers à partir duquel les enfants, ayant grandi, seront en mesure d’édifier leur propre système de pensée, de valeur et de culture.

Déjà dans les années 1980, Micheline Johnson[[Micheline Johnson, L’histoire apprivoisée, Montréal, Boréal Express, 1979, p. 97.]], relevait que certains enfants ont le privilège de vivre, dans leurs familles, des expériences les mettant au contact des traces laissées par le passé et de se construire ainsi un capital historique, un stock d’images mentales ou de représentations, celui que nous qualifions d’implicite[[Marc Loison, « Les apprentissages à l’école maternelle entre structuration du temps et évocation du passé », Spirale. Revue de Recherches en Éducation, 2005, n° 36, p. 109-120.]] et que « la majorité des enfants n’ont pas cette chance » et que « c’est à l’école qu’ils doivent vivre des expériences analogues : visite des musées, notamment ceux qui sont consacrés aux objets de la vie quotidienne ; visite des sites historiques ; organisation d’expositions d’objets anciens apportés par les enfants eux-mêmes[[M. Johnson, L’histoire apprivoisée, op. cit., p. 97.]] ».

Plus inquiétant, alors que le dernier rapport de l’Inspection générale réaffirme la nécessité de construire une intelligence du temps historique fait de simultanéité et de continuité, d’irréversibilité et de rupture, de courte et de longue durée[[Rapport de l’Inspection générale de l’Éducation nationale, n° 2005-112, octobre 2005.]], les programmes de 2008 semblent prôner une exploration linéaire du temps.

Arpenter ou déchiffrer le passé ?

Un tel parcours peut-il aider les élèves à construire une intelligence du temps historique, du temps des historiens ? Jalons de l’histoire nationale, les dates et les personnages ont été choisis principalement dans le registre politique et militaire. Aucun événement d’histoire sociale ne semble digne d’intérêt pour former la personnalité et la citoyenneté de l’élève : pas même pour le xixe siècle où « le temps de l’usine » fut émaillé de conflits rudes et de conquêtes émancipatrices. La recherche du sens des repères doit-elle attendre l’entrée au collège ? De même, les élèves sont invités à ne retenir des grandes périodes que « les personnages ou événements représentatifs » : cette approche mécanique et superficielle interdit d’en saisir la cohérence interne et de fonder leurs limites chronologiques.

Au cycle 3, les élèves assisteront à la lente procession des grands personnages, pour la plupart hommes politiques ou héros militaires. Quelques grands noms de la science et de la création littéraire illustrent la période moderne et le xixe siècle : dans ces domaines le xxe fait figure de désert ! Une femme, Marie Curie, siège dans ce Panthéon scolaire : toutefois le rôle des femmes et des individus ordinaires, des groupes sociaux ne saurait éclairer le cours de l’histoire.

« L’usage du récit et l’observation de quelques documents patrimoniaux » sont censés guider cette exploration du passé national. En rupture affichée avec celui de 2002, le programme de 2008 ne se soucie guère de montrer aux élèves que l’histoire est « une connaissance par traces ». Qu’entendre par l’expression « observation de quelques documents patrimoniaux », toute armée de prudences tremblotantes ? L’importance accordée – au sein de cet enseignement de l’histoire – à l’expression écrite et orale, au débat régulé n’est plus pensée comme essentielle dans cette école attachée à restaurer le « lire, écrire, compter ».

Une histoire exemplaire de la France

Vouée davantage à l’apprentissage mécanique qu’à la compréhension des savoirs, cette école propose aux élèves de se laisser charmer par le récit téléologique d’une histoire de France aux séquences merveilleusement ordonnées. Le programme du cycle 3 renoue avec l’idée contredite par les historiens d’une nation précoce (« après les invasions, la naissance du royaume de France ») tout en réaffirmant ses racines chrétiennes (l’importance de l’année 496, celle supposée du baptême de Clovis et de la victoire sur les Alamans). Les obstacles à la construction de l’État ne sont guère mis en lumière : entre le texte de février et celui de juin 2008, le mot féodalité a été gommé ; les tensions nouées au xixe entre l’élaboration de la citoyenneté politique et l’aspiration à une République sociale ne sont pas soulignées. L’épaisseur économique et sociale de cette histoire franco-centrée est peu marquée au point de fragiliser son intelligibilité : comment comprendre les échanges entre l’Islam et le monde latin sans étudier les villes au Moyen Âge ? Peut-on dissocier l’histoire de l’école au xixe siècle de celle du travail des enfants ? Cette histoire de France lisse, tissée de continuité rassurante, se déploie sur la scène du monde sans rencontrer la moindre opposition : de Napoléon Bonaparte, on ne retient que le réformateur en oubliant le guerrier ; au xxe siècle la France n’a pas connu de guerres coloniales et la décolonisation est devenue un non-événement !

Ainsi conçu l’enseignement de l’histoire à l’école, envisagé dès le cycle 2, peut-il raisonnablement permettre aux élèves de « commencer à comprendre l’unité et la complexité du monde » et de développer leur « curiosité », leur « sens de l’observation » et leur « esprit critique » ?

En ouvrant cette réflexion sur l’évolution des programmes d’histoire à l’école primaire, nous posions essentiellement la question de la culture historique. Pour Henri Moniot cette dernière peut évoquer deux inspirations possibles : « savoir de l’histoire » et « apprendre en histoire ». Dans la première, il faut y voir notamment « un patrimoine, […] une érudition » et dans la seconde, « un répertoire disponible et son usage ». H. Moniot insiste à juste titre sur le fait que « la culture, c’est l’usage pratique bien intériorisé d’un répertoire […] c’est cela que les élèves ont besoin d’apprendre[[Henri Moniot, Didactique de l’histoire, Paris, Nathan, 1993, p. 157, p. 40.]] ». Incontestablement, les programmes de 2008 se sont considérablement éloignés de cette inspiration.

Dominique Desvignes,
professeur agrégé d’histoire

Marc Loison,
maître de conférences en histoire et didactique de l’histoire, chercheur associé de l’université de Lille III, IUFM de l’université d’Artois