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L’interdisciplinarité constitue une voie d’excellence

La réforme du collège voit de nouveau en cette rentrée se développer invectives, flashes et philippiques. La réforme conduirait à un renoncement (à quelles valeurs ?). Elle aboutirait à un égalitarisme niveleur (la réforme remettrait-elle en cause les notes, les livrets scolaires, les examens ?). On assisterait à un abaissement du niveau (les détracteurs se font prédicteurs ou voyants). La nuance n’est pas dans l’air du temps des contempteurs.

Revenons sur cette tribune publiée dans les journaux du quatre juin dernier, signée par trois anciens ministres de l’éducation : messieurs Bayrou, Chevènement, Ferry, et deux philosophes, messieurs Onfray et Bruckner : « Nous n’acceptons pas l’affaiblissement des disciplines au profit d’une interdisciplinarité floue, sans contenu défini, dont les thèmes sont choisis selon la mode et l’air du temps, imposés autoritairement et uniformément par le ministère, conduisant au « zapping » pédagogique ».

A l’inverse de ces raccourcis, nous nous proposons d’adopter l’attitude qui devrait seoir à un ministre et a fortiori à un philosophe, la suspension du jugement non argumenté, se poser et non pas s’imposer pour s’opposer. Essayons-le à propos de ce point très décrié de la réforme : les EPI (enseignements pratiques interdisciplinaires) et les 20% du temps scolaire qu’ils constituent, en examinant les quatre allégations de la dépêche citée :

  1. l’interdisciplinarité affaiblirait les disciplines;
  2. les thèmes de l’interdisciplinarité seraient choisis selon la mode et l’air du temps;
  3. ces thèmes dans le même temps seraient choisis autoritairement et uniformément par le ministère;
  4. cette interdisciplinarité conduirait à un zapping pédagogique.

1. « L’interdisciplinarité affaiblirait les disciplines »

L’école souhaite aider les élèves à comprendre le monde, les autres Hommes et eux-mêmes à partir des disciplines scolaires et de leur enseignement. L’interdisciplinarité affaiblirait celles-là et par voie de conséquence celui-ci. Sous entendu, l’interdisciplinarité ferait vaciller les fondements de l’école englobés dans les contenus des disciplines.

C’est oublier que les disciplines ne sont pas des blocs de savoirs atemporels gravés ad aeternam dans le marbre.

  • Ce sont des construits historico-sociaux. Il en va des disciplines scolaires comme de leurs homonymes universitaires ; elles sont des édifices qui vivent, meurent ou se transforment. Songeons à l’importance de la zoologie et de la botanique dans les programmes de sciences naturelles devenues sciences de la vie et de la terre. Rappelons-nous la présence de l’astronomie dans les programmes de mathématiques du lycée. Rappelons-nous le temps des maths modernes, aujourd’hui disparues du collège. Si l’histoire et la géographie sont associées en France comme la biologie et la géologie, dans d’autres pays la géographie est agrégée à l’économie et l’histoire à la philosophie ; la biologie à la chimie, la géologie à la géographie…
  • Ce sont des construits épistémologiques. Les diatribes autour de l’histoire abordée comme roman national ou comme récit attestent de la variété de points de vue à propos d’une même discipline. Le dessin devenu arts plastiques avant hier construit autour de la maîtrise de techniques, a cédé la place hier à l’importance accordée à la créativité, et aujourd’hui à une pratique réflexive…
  • Ce sont des construits didactiques. Chaque discipline scolaire n’est pas le décalque de son homonyme universitaire. Elle résulte d’un processus de transposition, de sorte que les concepts qui architecturent celle-là sont à distance de ceux qui constituent celle-ci. La pratique d’un sport en EPS ne renvoie pas aux mêmes objectifs que cette même pratique dans un club sportif, la géographie du collège n’est pas la géographie universitaire…
  • Ce sont des données anthropologiques. Chaque discipline scolaire recèle des questionnements ontologiques ; en biologie unité et diversité, l’un et le multiple, le soi biologique et le soi psychologique. En mathématiques l’infini, l’idéalité…

Les disciplines scolaires ne peuvent pas être naturalisées, comme des «allant de soi» immuables. Elles sont le résultat d’accommodements. Loin de s’apparenter à un bloc de marbre façonné pour l’éternité, elles peuvent être comparées à un engendrement modelé et remodelé.

Pilotis

L’interdisciplinarité ne peut pas ainsi affaiblir les piliers du temple du savoir que seraient les disciplines scolaires, car ce temple repose sur des pilotis. Citons Karl Popper dans « La logique de la découverte scientifique ». « La science objective est comme une construction bâtie sur pilotis au milieu d’un marécage : les pilotis sont enfoncés dans le marécage mais pas jusqu’à la rencontre de quelque base naturelle ou “donnée” et lorsque nous cessons d’essayer de les enfoncer davantage, ce n’est pas parce que nous avons atteint un terrain ferme. Nous nous arrêtons, tout simplement, parce que nous sommes convaincus qu’ils sont assez solides pour supporter l’édifice, du moins provisoirement ».

Loin d’amoindrir les contenus disciplinaires, l’interdisciplinarité de la réforme du collège permet de les renforcer. En abordant une thématique comme corps, santé, sécurité à travers un « quel est le rôle du casque et quels sont les risques à ne pas le porter ? » ou « quelles précautions pour s’entraîner de manière raisonnable en sport ? » émergeront des considérations anatomiques, physiologiques mais aussi technologiques, économiques, voire historiques et législatives. Dans la conduite d’un projet, dans l’approche d’une des thématiques facultatives, les professeurs peuvent montrer comment des savoirs disciplinaires sont engangués dans des questionnements a priori non disciplinaires.

De surcroît, l’école a comme finalité de comprendre le monde, les autres et soi-même, donc d’aider au transfert d’acquis disciplinaires dans des situations de la vie quotidienne. Les disciplines scolaires trouvent leur légitimité à être enseignées pour l’éclairage qu’elles permettent du quotidien ici, hier, demain et ailleurs. Le lien entre disciplines et interdisciplinarité est un lien structurel. Parce que l’école déconstruit la complexité du monde à travers les disciplines qu’elle enseigne, sa fonction est symétriquement d’aider à le reconstruire en montrant dans toute interrogation à son propos la variété des disciplines présentes.

2. « Les thèmes de l’interdisciplinarité seraient choisis selon l’air du temps »

L’expression « l’air du temps » sous entend que l’école est un hors du temps, hors d’un quotidien dont il conviendrait de se défier, qui a pour nom l’actualité. Or celle-ci, dans les médias, est le plus souvent sous traitée, ne renvoyant fréquemment qu’à des flashes, sans que rien ne soit approfondi. Les EPI en lien avec l’actualité (sociale, économique, scientifique, culturelle, sportive…) à l’inverse seraient choisis parce qu’ils permettraient un approfondissement. Lorsque certains ne voient que superficialité dans l’interdisciplinarité, nous y percevons, sans esprit de contradiction, sérieux et approfondissement.

Au surplus, il est intéressant de constater que les huit thématiques retenues pour chaque cycle pour permettre d’aborder deux EPI par an n’ont jamais été mis en cause par les contempteurs de la réforme.

Huit thématiques et trois parcours

Rappelons ces huit thématiques : langues et cultures de l’antiquité, langues et cultures étrangères/régionales, sciences et société, développement durable, corps, santé sécurité, information, communication, citoyenneté, culture et création artistiques, monde économique et professionnel. Ce ne sont que des thématiques, et c’est au sein de chacune qu’il conviendra de problématiser une question qui « par une démarche de projet… conduira à une réalisation concrète, individuelle ou collective, incluant l’usage des outils numériques et la pratique des langues vivantes, contribuant à la mise en œuvre des parcours éducatifs » (le texte ministériel dixit), réalisation qui sera évaluée.

Ajoutons que ces EPI contribuent à la mise en œuvre des trois parcours (PEAC – parcours d’éducation artistique et culturelle, Parcours avenir et Parcours citoyen). Ces parcours doivent permettre aux élèves de la 6ème à la terminale de construire progressivement, tout au long de leurs études secondaires, une véritable compétence à s’orienter et de développer le goût d’entreprendre et d’innover. La réforme du collège a le souci de l’orientation des élèves non pas comme un but en soi mais comme liée aux contenus abordés dans le cadre des EPI.

Ceux qui acceptent de plonger dans la réforme y découvrent autre chose qu’un nivellement, qu’un affaiblissement, qu’un défaut d’exigence, qu’une œuvre bâclée. « Le réel est une lumière qui projette toujours quelque part des ombres » a écrit G.Bachelard.

3. « Ces thèmes seraient choisis autoritairement et uniformément par le ministère »

J’avoue ne pas comprendre le sens de cette phrase si on a intégré l’existence de huit thématiques convenues par le ministère et des parcours auxquelles elles donneront lieu, choisis par le conseil pédagogique d’établissement. La possibilité pour ce dernier, en fonction de l’actualité (elle existe et si l’école ne cherche pas à la prendre en compte pour l’approfondir, on risque de donner corps à ce que l’on dénonce : des citoyens zappeurs) et des intérêts des élèves (ils existent aussi et bien loin de les survoler, il s’agira de les considérer comme autant d’objets d’approfondissement) déterminent les choix de contenus interdisciplinaires.

Progressivement on constate que deux conceptions de l’école s’opposent, écho d’historiques controverses : une école temple d’un savoir déconnecté de son usage et une école intéressée à son usage pour le comprendre en approfondissant le spectacle du monde et en veillant aux nécessaires approfondissements disciplinaires. Le disciplinaire (le simple) se nourrit de l’interdisciplinaire (le complexe). Le tout ne se comprend que par ses parties. Et symétriquement, le simple nourrit le complexe. Les parties permettent de comprendre le tout.

A ces oppositions stériles, opposons une vision dialectique. L’école ne peut-elle pas être simultanément organisée à partir de contenus disciplinaires, que les programmes des différentes disciplines illustrent, et pour 20% du temps à partir de thématiques dont le choix au niveau de l’établissement permettra à des enseignants d’origine, de sensibilité, de formation, de regards différents de montrer qu’une même réalité problématisée se comprend totalement à travers différents apports disciplinaires ?

4. « Cette interdisciplinarité conduirait à un zapping pédagogique »

La diatribe s’exprime ici à travers la dénonciation du pédagogique. Le savoir serait-il à lui-même sa propre pédagogie ? Suffirait-il d’enseigner pour que les élèves apprennent ? La réflexion pédagogique (à laquelle nous associerions la réflexion didactique) s’opposerait-elle à la réflexion épistémologique ?

Pour nous ce n’est pas le cas. Maîtrise des contenus et approches pédagogiques s’arc-boutent l’une à l’autre. Bien loin de conduire à un zapping pédagogique, l’interdisciplinarité vise à intégrer le pédagogique aux savoirs académiques. Là où certains voient les EPI comme excluant des apports de connaissance pour ne s’intéresser qu’à un zapping pédagogique (ce qui, suprême injure, doit signifier éducation), il est possible d’y déceler une approche de la complexité.

On dit que le philosophe refuse la doxa et qu’un ministre doit se défendre d’une approche superficielle de ses dossiers. Soyons philosophes et ministres. Refusons d’être simplistes idéologues, pamphlétaires et polémistes. Éloignons les vilipendes. A ces conditions l’interdisciplinarité et les EPI pourront réconcilier deux cultures divorcées : l’actualité avec l’interdisciplinarité qu’elle fait surgir et l’intemporalité des réponses par les disciplines constituées. Le tout connaître disciplinaire, mais pour un mieux comprendre l’interdisciplinaire.

Michel Develay
Professeur émérite des universités

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