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L’intelligence humaine n’est pas un algorithme

Olivier Houdé reprend ici le sujet de prédilection qu’il avait déjà abordé dans Apprendre à résister[[Apprendre à résister, éditions Manifestes Le Pommier !, Olivier Houdé, Juillet 2014.]] : l’inhibition. En psychologie cognitive ce terme définit la capacité à bloquer une réponse inadéquate. Comme Kahneman[[Le psychologue Daniel Kahneman a obtenu le prix Nobel d’économie en 2002 pour une recherche sur les intuitions perceptives et cognitives qui court-circuitent la logique, chez les agents économiques en l’occurrence.]] il oppose le système 1 des stratégies intuitives, approximatives, rapides, souvent efficaces mais pas toujours, qu’ils appellent « heuristiques », au système 2 du raisonnement logique, analytique et rationnel, plus coûteux cognitivement et plus lent, mais plus sûr. Par contre Olivier Houdé met l’accent sur ce qu’il considère comme un 3e système cognitif,  l’inhibition qui permet de basculer du système 1 au système 2. C’est ce système d’arbitrage qui est, pour lui, la clé de l’intelligence humaine, à tel point qu’il propose de remplacer le QI par le CI, le quotient intellectuel par le contrôle inhibiteur.

Le psychologue du développement de l’enfant revient sur son parcours et sur les raisons pour lesquelles il se passionne pour ce sujet depuis ses études et la lecture de Piaget qui a décidé de sa vocation : la science expérimentale de l’intelligence de l’enfant. Il reconnaît ce que lui-même et la science doivent à l’épistémologue suisse mais il entend démontrer que l’intelligence n’est pas une construction « incrémentale de stades de plus en plus logiques et abstraits qui effaceraient les stades intuitifs précédents ». Les expérimentations menées dans son laboratoire montrent que le petit enfant est capable de bien plus, et bien plus tôt, que ne l’imaginait Piaget, et que les adultes continuent toute leur vie à recourir à l’intuition quitte à tomber dans certains pièges perceptifs et cognitifs. En fait, le développement de l’intelligence est dynamique, par vagues qui se chevauchent et non en escalier. L’auteur reprend les théories de Piaget à travers ses dispositifs expérimentaux pour les réinterpréter à la lumière du paradigme des trois systèmes de pensée et explique ainsi les décalages inattendus et les régressions qui résistaient à la logique piagétienne. Il montre que « l’intelligence du cerveau avance de façon beaucoup plus biscornue et accidentée » que linéaire, comme la construction des connaissances dans l’histoire des sciences qui connaît des blocages, des ruptures, des accélérations foudroyantes… La mise en parallèle de l’ontogenèse et de la phylogenèse cognitives est très éclairante.

Il prend des exemples d’erreurs fréquentes à l’école, en maths comme en français, il explore les biais de raisonnement, d’appariement, de croyance, de représentativité qui amènent les plus intelligents à commettre des erreurs, à succomber à « l’illusion de vérité ». Il montre que si le système 1 nous rend quotidiennement de grands services, il est aussi « une machine à tirer des conclusions hâtives ». Il nous enseigne comment corriger ces biais cognitifs par une résistance éclairée aux intuitions erronées.

Cet ouvrage nous offre aussi de délicieuses incursions en culture générale : nous découvrons le mathématicien perse Al-Khwarizmi à qui l’on doit le terme « algorithme », nous remontons aux origines de l’intelligence artificielle avec Alan Turing et nous revenons sur les grandes étapes du développement de l’intelligence artificielle, nous entrons dans les coulisses de l’invention du test de QI et assistons à la naissance de la psychométrie, nous revisitons les concepts des grands philosophes comme  l’esprit de finesse de Pascal, nous explorons les liens fascinants entre cognition et émotions avec Antonio Damasio, le darwinisme neuronal avec Jean-Pierre Changeux…

Le psychologue prône une formation des jeunes au fonctionnement de leur cerveau, une prise de conscience et un entraînement systématique au « processus inhibiteur, positif, adaptatif, créatif », à l’introspection et à la métacognition. Des interventions pédagogiques ciblées, un apprentissage explicite et un entraînement intense pourraient rendre l’action du système 3 aussi automatique et rapide que le système 1[[Voir les résultats des expérimentations collaboratives avec des enseignants en cycles 1, 2, 3 via la plateforme numérique Léa : https://lea.fr/metier-denseignant/actualites/un-entrainement-du-controle-inhibiteur-les-resultats]]. Dans l’article « Bloquer notre cerveau : quand nous devons inhiber les erreurs répétitives »[[Article disponible en ligne : https://kids.frontiersin.org/article/10.3389/frym.2015.00017]], la course entre H (l’heuristique) et A (l’algorithme exact) est arbitrée par Capitaine I (l’inhibition) et cet habillage ludique met le concept à la portée des plus jeunes.

Il souligne que cet apprentissage, loin d’être purement intellectuel, favorise la tolérance, le respect d’autrui et l’esprit critique. Il représente donc un enjeu majeur de la pédagogie comme  de l’éducation des enfants… et des adultes.

Nicole Bouin