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Le livre du mois du n°541 – L’innovation pédagogique, mythes et réalités

Grâce au nouveau concept, original et stimulant, proposé par l’éditeur, nous avons là un exemple éclairant de ce que peut produire un chercheur rigoureux et sans complaisance, mais jamais donneur de leçon. André Tricot a beaucoup de sympathie, il nous l’a souvent dit, pour les mouvements pédagogiques comme celui qui publie les Cahiers pédagogiques, mais pour autant, il sait qu’en éducation, rien n’est simple et que les bonnes intentions ne suffisent pas. C’est pourquoi il fait le point, en croisant de nombreuses études (souvent en anglais), sur une série de dispositifs, méthodes, manières de travailler en classe qui se veulent innovants, en s’interrogeant sur leur efficacité à court et long terme. Et c’est la grandeur des pédagogues que d’accepter ce genre d’interpellations qui conduisent à affiner les choses, à se méfier des dérives, à ne pas être prisonnier de croyances confondues avec des savoirs ou à ne pas tomber dans le dogmatisme qui refuse la diversité et donc la complexité.

André Tricot, qui travaille à l’ESPE (école supérieure du professorat et de l’éducation) de Toulouse et au laboratoire Cognition, langues, langages, ergonomie, examine ainsi un certain nombre d’assertions, non pour les remettre forcément en cause, mais pour relativiser leur portée, pour les mettre à distance, le chercheur étant là souvent pour décevoir l’amateur de solutions magiques et radicales.

Ainsi, faire manipuler les élèves ne conduit pas nécessairement à mieux apprendre et peut être source de perte de temps, mais la manipulation est plus qu’utile dans l’acquisition de savoir-faire, comme le montre l’exemple très concret de l’« orthosport ». Certaines innovations sont couteuses en énergie et donc moins efficaces que d’autres plus classiques. Non, expliquer n’empêche pas forcément de comprendre, pour démentir un slogan parfois utilisé par des mouvements d’éducation nouvelle. La pédagogie de projet, sur laquelle il y a trop peu d’études, est très utile pour apprendre à monter un projet, mais il n’est pas toujours sûr qu’elle soit efficace sur le plan des savoirs. Ni l’utilisation du numérique, ni l’inversion de la classe ne constituent des panacées.

En fait, André Tricot étudie surtout les conditions dans lesquelles cela peut apporter un plus, sans tomber ni dans la technophilie ni dans le refus de l’informatique, bien sûr. L’approche par compétences, qui permet bien de fixer des buts à un enseignement et de repérer progrès et difficultés chez les élèves, pose cependant de redoutables problèmes dont sont conscients, d’ailleurs, les enseignants qui s’y mettent, passé une phase d’enthousiasme du néophyte.

Au fond, la notion d’« innovation » ne ressort pas indemne de ce livre, que seule une lecture paresseuse pourrait considérer comme une remise en cause des pédagogies actives et centrées sur l’apprenant. Dans son introduction, l’auteur précise : « Ce n’est en aucun cas un livre contre l’innovation pédagogique que vous avez entre les mains. C’est simplement une analyse critique, fondée sur l’idée que l’enseignement peut relever d’une certaine rationalité et, à ce titre, subir ou bénéficier des connaissances scientifiques. »

De nombreuses références bibliographiques et des résumés de recherches diverses étayent des propos exprimés toujours avec clarté et sens de la nuance. Voilà encore un livre qui mériterait bien plus de notoriété que tous ces libelles bâclés et sans vraies références, qu’ils soient favorables ou défavorables à l’innovation. Lire ce livre doit faire partie de l’hygiène du pédagogue engagé.

Jean-Michel Zakhartchouk


Questions à André Tricot

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Certains, malveillants sans doute, pourraient présenter votre livre ainsi : au fond, les pédagogies nouvelles n’ont pas prouvé leur efficacité et, dans bien des cas, innover est contreproductif. Qu’en pensez-vous ?

Je crois que seul ce que l’on aime beaucoup mérite d’être critiqué. Réciproquement, critiquer ce qui ne nous intéresse pas me semble une activité totalement vaine. Mon livre critique quelque chose qui me tient donc énormément à cœur : l’innovation pédagogique.

Ce livre essaie de critiquer des idées générales et plus précisément le fait que l’on puisse les considérer comme des panacées. Comme des solutions générales. Pour essayer une analogie, est-ce que nous nous demandons si l’algorithme de résolution d’une équation du second degré est une bonne idée ? Évidemment non ! Cette connaissance sert à résoudre certains problèmes, pas n’importe lesquels : on peut définir son domaine de validité (l’ensemble des problèmes ax2 + bx + c = 0 avec a ≠ 0). En pédagogie, nous devons faire collectivement cet effort : définir sous quelles conditions telle connaissance est valable, quels problèmes d’enseignement et d’apprentissage elle permet de résoudre.

Ainsi, faire travailler les élèves en groupe est une bonne idée. Si et seulement si un certain nombre de conditions sont réunies. Car cela peut être aussi, dans d’autres conditions, tout à fait contreproductif. Faire manipuler les élèves, les faire découvrir, leur faire faire des projets sont autant d’idées dont les conditions de validité sont limitées. Tous nos efforts doivent être, selon moi, dévolus à l’identification claire de ces limites. J’ai aussi voulu critiquer le fait que certaines idées pédagogiques sont présentées comme innovantes alors qu’elles ont souvent plusieurs siècles. Depuis que l’enseignement existe, nombreux sont ceux qui se demandent « comment enseigner », « comment mieux enseigner pour que les élèves apprennent mieux ». Mais, me semble-t-il, nous ne sommes pas très bons quand il faut accumuler des connaissances dans ce domaine. Ce qui nous conduit à redécouvrir, avec pas mal de naïveté, des idées souvent anciennes.

Vous citez de très nombreux travaux de recherche (pas souvent traduits d’ailleurs). Quel rôle doit avoir la recherche par rapport à la pédagogie, au moment où un ministre dit s’appuyer sur des quasi-preuves scientifiques ?

Oui, j’ai même consacré toute ma vie professionnelle à la recherche sur les apprentissages et à la formation des enseignants. Alors que je n’avais jamais été enseignant (hormis à l’université), j’ai été recruté à l’IUFM (institut universitaire de formation des maitres) de Bretagne il y a vingt ans, et depuis, toute mon énergie est dévolue à essayer de générer de nouvelles connaissances et à mettre des connaissances à disposition des enseignants. Ce qui est absolument passionnant. La grande erreur consiste à confondre les connaissances et les solutions. Les chercheurs génèrent des connaissances. Les enseignants élaborent des solutions. Comme les ingénieurs, les professeurs doivent à chaque fois élaborer une situation d’enseignement unique, en fonction des objectifs d’apprentissage, des savoirs à enseigner donc, mais aussi des élèves, de leur nombre, du temps, des moyens, des outils disponibles, du moment de la journée, etc. Les connaissances scientifiques sont à disposition des enseignants pour élaborer cette solution, grâce notamment aux formateurs des ESPE (école supérieure du professorat et de l’éducation), à l’IFE (Institut français de l’éducation), aux formidables conférences de consensus du Cnesco (Conseil national d’évaluation du système scolaire), etc. Mais la connaissance n’est jamais la solution. Ce ne sont pas les mathématiciens ou les physiciens qui conçoivent des ponts entre les deux rives d’un fleuve, ce sont les ingénieurs. Mais comment concevoir un pont sans connaissances mathématiques et physiques ?

Vous-même avez présidé le groupe de travail élaborant les programmes de cycle 2. Quelle part ont eu les travaux de recherche dans l’élaboration de ces programmes ?

Oui, nous avons auditionné de très nombreux chercheurs. Mais aussi des enseignants, des formateurs, des inspecteurs, des conseillers pédagogiques, nous avons rédigé avec eux tous, puis soumis les différentes versions de notre texte à d’autres chercheurs, formateurs, enseignants, etc. Et nous avons retravaillé le texte, encore, et encore. Au total, une centaine de personnes ont participé à la rédaction de la proposition de programmes du cycle 2. Les contributions de ces personnes sont publiques. Ignorer les chercheurs me semble aussi dangereux que leur donner le pouvoir.

Propos recueillis par Jean-Michel Zakhartchouk