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L’esprit du corps

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Notre postulat de départ est qu’un découpage des contenus en heures et en disciplines pousse à diviser l’individu en ses composantes motrices, émotionnelles, intellectuelles. Le résultat est une fragmentation contraire au projet de l’école qui veut construire la personnalité globale de l’élève.
Les contenus que nous proposons soulignent les liens interactifs entre le corps et l’esprit. Pour cela, nos étudiants sont invités, au cours d’un module de formation, à faire des exercices de trois types : intentionnel, attentionnel et relationnel. Ils lui permettent de personnaliser ce couplage corps/esprit.

La place centrale du corps dans l’éducation

La finalité de ce module est une compétence professionnelle essentielle : « Adresser un message à un auditoire particulier en utilisant différents canaux de communication afin de le rendre accessible et intelligible pour tous ». Son objectif se présente ainsi : « Oser franchir des obstacles afin de se déplacer en modulant sa prise de risque au cours d’un scénario en quatre temps ». Il peut se décliner de la façon suivante :

Oser, c’est se dire que « je peux être capable d’essayer et de faire ». En travaux dirigés en salle ou en travaux pratiques sur le stade, l’occasion est offerte de « s’exposer pour exposer, faire face pour montrer ».
– Les obstacles sont constitués par le temps et par l’espace à investir.
– La prise de risque est révélatrice de la valeur accordée à l’action entreprise.
– Les quatre temps sollicitent le sens de l’adaptation et de la stratégie.

Un scénario assure la mise en relation des quatre thèmes de franchissement.
– S’introduire dans un appartement en feu (franchir des obstacles).
– Évacuer des bonbonnes de gaz (faire franchir des espaces à des engins).
– S’éloigner (franchir l’espace).
– Chercher des secours (franchir une durée)

L’analyse de la situation pédagogique vécue par les étudiants nous permet de considérer l’apprentissage dans un contexte global à trois niveaux interdépendants : sensori-psycho-moteur. (SPM)
– « Sensori » pour les entrées sensorielles.
– « Psycho » pour le traitement de l’information.
– « Moteur » pour la production corporelle.

L’intelligence est nécessaire pour s’approprier des connaissances. Mais elle ne peut rien sans les sens et a donc besoin d’un corps qui bouge et si possible d’un corps qui bouge bien. Des troubles minimes, non considérés comme pathologiques au sein de cette « boucle SPM », peuvent constituer des freins à l’apprentissage, allant de la lenteur à la difficulté de comprendre. Vouloir gagner du temps sur les sensations, c’est prendre le risque d’un décodage partiel de l’information. D’où les conseils donnés souvent aux élèves : « Prends le temps de lire la question avant de répondre rapidement », « Regarde ce que tu as écrit et tu verras tes erreurs, tu les connais, mais tu ne les vois pas ».

Une situation support : « Sauver un enfant en danger »

Aussi dans le scénario proposé, nous faisons appel à l’imagination afin de pré-activer le système sensoriel à partir de cet ancrage : « Sauver un enfant en danger ». Des pompiers sont appelés pour intervenir dans un immeuble en feu. Il y a de la fumée dans les couloirs lorsqu’ils entendent des cris qu’ils ne peuvent localiser précisément. Ils repèrent difficilement l’origine de ces appels derrière une porte d’appartement. Alors ils la défoncent et s’introduisent dans la pièce. Ils s’organisent ensuite pour récupérer l’enfant et le sortir du brasier rapidement.
Pour l’étudiant, dans l’exercice de simulation, cela se visualise concrètement de la façon suivante : ramasser le plot conique orange et le transporter au-delà de la ligne d’arrivée (plots bleus), en percutant préalablement avec la plante de pied la feuille plastifiée rouge placée sur la haie.

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S’engager totalement dans une telle situation demande des efforts d’attention (recueillir des informations ciblées) et une certaine discipline mentale (assurer le flux constant de ces informations).
Les verbes à l’infinitif sont censés éclairer les intentions qui doivent orienter l’action. Les étudiants sont libres de se les réapproprier selon leur imaginaire propre afin de donner sens à leur implication. (Enjamber plutôt que défoncer ou planer plutôt que frôler…) Les contextes émotionnels de la tâche mettront en évidence la valeur personnelle accordée à celle-ci. Par exemple, je veux bien refaire parce que je veux gagner (valeur compétitive), parce que je veux réussir (valeur de maitrise) ou parce que je veux partager avec d’autres (valeur coopérative).

Corps et esprit accordés et coopératifs

Les différents épisodes (matérialisés par les zones) de cette aventure permettent de dilater le temps au cours de ce sauvetage afin de porter attention et de prendre conscience des différents retours sensoriels occasionnés par cette mise à l’épreuve (étirements, crispations, étouffement, écrasement…) Il s’agit d’arriver au bon endroit au bon moment. La première phase (repérer au travers de l’écran de fumée) permet de mettre en éveil son acuité sensorielle et de cadencer son pas. C’est-à-dire distinguer vitesse de déplacement (on ne peut aller vite car on ne distingue pas clairement) et vitesse de réaction (appuis au sol, se tenir prêt à…) Par cet ajustement tonique, à l’image d’un instrument de musique, le sauveteur accorde son organisme afin de jouer sa partition sans fausse note. Ainsi lorsqu’il fonce pour défoncer, il modulera plus facilement les temps forts et les temps faibles afin d’assurer son rendez-vous dans le plus grand confort. C’est une invitation à accorder son corps et son esprit pour demeurer dans la bonne mesure.
Enfin, l’alternance des rôles sociaux favorise des perceptions différentes de l’expérience. Elle alimente les échanges et stimule les mises en relation des différents paramètres de l’action. La coopération est nécessaire pour inviter à synchroniser le déplacement d’une équipe de quatre sauveteurs dans quatre couloirs. Un chef de groupe donne la cadence dans la première phase puis chacun régule à sa façon au moment du franchissement afin d’évacuer tous les enfants. Le « meneur » agit comme un chef d’orchestre qui conduit des instruments différents. Des stratégies d’écoute particulières sont mises en place pour assurer cette nouvelle forme de cohésion.

Un carnet de bord

Afin d’ancrer profondément dans les mémoires ces différents moments clés et niveaux de maitrise de soi, chaque étudiant tient un « carnet de bord » qui relate les temps forts tirés de ses propres expériences. Il consiste en une sorte de « verbalisation écrite » afin d’accéder à la conscience et à la compréhension de soi. (Ce que j’ai réalisé, ce que j’ai ressenti, ce que j’ai aimé et ce qui m’a déplu, ce que je retiens).

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Une page d’un carnet de bord

Différents modes d’expression sont possibles et encouragés afin de mobiliser les multiples intelligences (mots, phrases, dessins, schémas, symboles, etc.) En parallèle, un graphique permet de visualiser le niveau d’implication et de plaisir grâce à une échelle subjective de 0 à 10 pour chaque séance. On peut ainsi matérialiser sa courbe de satisfaction et d’implication sur l’ensemble du cycle.

Le savoir n’est libérateur que s’il est réinvestissable » nous dit Philippe Meirieu. Cette liberté ne peut s’exercer que si l’activité support est adaptée au projet éducatif poursuivi. Dans le cas présent, c’est « savoir garder les pieds sur terre afin de ne pas perdre la tête au cours des différentes tentatives de franchissement d’espaces ou de durées, seul ou collectivement, dans des contextes émotionnels variés ».

Olivier Robert, professeur d’EPS, Faculté des sciences du sport de Marseille.
olivier.robert (at) univmed.fr