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L’enseignement des mathématiques à l’école : vers quelle réforme allons-nous ?

Une réforme de l’enseignement des mathématiques à l’école est assurément en route. Ainsi, sur le site education. gouv. fr, on peut lire dans la rubrique consacrée au socle commun :
« Les programmes comporteront dorénavant des repères annuels permettant aux élèves de situer leur progression dans l’acquisition du socle. Les premiers programmes les incluant seront publiés au cours de l’année scolaire 2006-2007 en vue d’une application à la rentrée 2007.
Des groupes d’experts composés d’inspecteurs et d’enseignants sont chargés :
– de préparer la mise en conformité des programmes avec les finalités du socle commun ;
– de préciser les objectifs de chaque cycle ainsi que les repères annuels prioritaires permettant de situer les élèves dans leur progression. »

Le texte qui suit est le résumé d’un article plus long qui a été mis en ligne sur le Café pédagogique ; il renverra souvent à cet article.

Une réforme inspirée par les militants du Grip ?

Rappelons la principale recommandation du socle commun dans le domaine des mathématiques : « Il est nécessaire de créer aussi tôt que possible à l’école primaire des automatismes en calcul, en particulier la maîtrise des quatre opérations qui permet le calcul mental. » Les thèmes de la précocité des apprentissages et de l’automatisation seront donc au cœur des échanges du groupe d’experts. Or, ces thèmes sont ceux qu’avancent depuis plusieurs années les membres d’un groupe de pression, le Groupe de réflexion interdisciplinaire sur les programmes, qui s’est formé autour de quelques professeurs de mathématiques et auquel appartiennent aussi aujourd’hui quelques professeurs d’écoles qui « expérimentent » le retour aux programmes de 1923. Et dans leur esprit, l’automatisation pourrait se passer de la compréhension, elle pourrait même être un prérequis de cette compréhension. Montrons-le.
Dans un article précédent intitulé : « Calcul et résolution de problèmes : il n’y a pas de paradis pédagogique perdu », je soulignais que bien avant 1970 (date approximative des réformes qui auraient inauguré la dégénérescence de notre système scolaire), les maîtres n’enseignaient pas vraiment la division avant le CE2 parce qu’ils proposaient seulement à leurs élèves des problèmes de partages où l’on cherche la valeur d’une part.
Or, divers travaux en psychologie cognitive et en didactique des mathématiques conduisent à penser que c’est une erreur pédagogique grave d’enseigner sur une longue durée aux élèves qu’effectuer une division serait synonyme de « partager » ou qu’effectuer une soustraction serait synonyme de « retirer ». Il convient mieux, dès l’introduction du symbolisme des opérations arithmétiques (les mots « soustraction », « division », les signes arithmétiques correspondants), de présenter la soustraction comme une opération plus générale que le simple retrait (elle permet notamment de résoudre des problèmes de complément, de recherche d’une différence), de présenter la division comme une opération plus générale que le simple partage (elle permet aussi de résoudre des problèmes de groupement : « Avec 45 images de collection, combien de pages contenant 6 images puis-je remplir ? », par exemple). Ce qui a conduit les enseignants, pour la division, à retarder jusqu’au CE2 l’introduction du formalisme de cette opération[[Cela ne signifie pas qu’il faudrait s’abstenir de tout enseignement, concernant cette opération au cycle 2 : les recherches ont amplement prouvé qu’à ce niveau de la scolarité, les élèves peuvent résoudre de nombreux problèmes de partage ou de groupement en s’imaginant la résolution de ces problèmes par l’action, avec du matériel. De plus, l’interrogation sur les tables de multiplication dès la CE1 sous la forme : « Dans la table de 3, 28 c’est 3 fois… », prépare également la compréhension de la division comme opération permettant de résoudre des problèmes variés.]].
Dans le magazine La Vie, Michel Delord, le principal « théoricien » du Grip, répond ainsi à l’objection précédente : « Je veux bien croire que des élèves de CP se montrent inaptes à saisir tous les sens de la division. Mais ils peuvent déjà apprendre la technique, celle de la potence, et acquérir des automatismes. » En lisant ceci, on pense immanquablement à la formulation du socle commun (créer aussi tôt que possible à l’école primaire des automatismes en calcul). Et Michel Delord poursuit ainsi : « Ils (les élèves) comprendront mieux plus tard. Hier, les maîtres ne craignaient pas de dire : “C’est comme ça !” Pourquoi aujourd’hui, avoir peur d’enseigner ? »
Il oppose donc automatisation et compréhension, faisant de l’automatisation une sorte de prérequis de la compréhension. Or, dans le domaine des mathématiques, cette conception du progrès est erronée car la compréhension et l’exercice contribuent chacun à l’automatisation et à la mémorisation. De plus, souvent, la compréhension et l’exercice sont tous les deux indispensables : la contribution de l’un ne peut pas se substituer à celle de l’autre.
La mémorisation du résultat des additions élémentaires en fournit vraisemblablement le meilleur exemple. En effet, les enfants les plus en difficulté en arithmétique ne mémorisent pas les résultats de ces additions élémentaires jusqu’à des âges très avancés (12-14 ans). Lorsqu’on leur propose une addition élémentaire (7 + 8, par exemple), ils n’ont aucune idée du résultat tant qu’ils n’ont pas sorti des doigts pour les compter un à un. Or, les chercheurs suspectent que l’une des principales causes de ce phénomène est le fait que ces enfants comprennent mal le dénombrement, c’est-à-dire une procédure dont on pense souvent, de manière erronée, qu’elle est simple à comprendre. S’il suffisait d’apprendre par cœur les tables d’addition ou si l’exercice répété du comptage suffisait pour connaître le répertoire additif, cela se saurait : à force d’exercice, tous les élèves maîtriseraient ce répertoire additif. En fait, pour que les élèves progressent, il faut de plus qu’ils comprennent le dénombrement. Dans ce cas, donc, la compréhension est aussi un prérequis à la mémorisation.

Une réforme inspirée par les travaux en psychologie cognitive expérimentale ?

Le 2 octobre dernier, Gilles de Robien intervenait en conclusion d’un séminaire consacré à la lecture. Il a rappelé qu’il entend également réformer l’apprentissage du calcul et il a précisé que les recherches en cours et les hypothèses de la psychologie cognitive expérimentale serviront à « éclairer les travaux de réflexion que le ministère mènera ».
Cependant, une telle proclamation n’est en rien rassurante. Lors de la même allocution, en effet, Gilles de Robien a proclamé que « le déchiffrage, c’est la clé de la liberté de lire et de penser ». Aucun des chercheurs en psychologie cognitive invités à la tribune n’avait évidemment rapporté une conception aussi simpliste du progrès en lecture, conception selon laquelle l’accès à la lecture et à la pensée dépendrait d’une seule clé, le déchiffrage. Le ministre invite des chercheurs, mais peu importe ce qu’ils peuvent dire : il diffuse largement aux journalistes, sur les radios et à la télévision une conception simpliste du progrès en lecture, identique à celle que prônent les militants du Grip : Installons les automatismes du B-A, BA, la compréhension suivra, identique aussi à celle qui est la leur en mathématiques : Installons les automatismes en calcul, la compréhension suivra.
Si la référence aux recherches en psychologie cognitive signifiait que la commission d’experts va prendre au sérieux les travaux concernant les élèves en difficultés graves et durables, qu’elle va examiner les différentes hypothèses explicatives de ce phénomène, il n’y aurait rien à dire : ce type d’approche conduirait vraisemblablement à préconiser des pratiques pédagogiques favorisant mieux la compréhension du dénombrement à l’école maternelle, par exemple, et cela ne pourrait qu’avoir un effet bénéfique.
Mais on peut évidemment craindre que le ministre n’utilise les recherches en psychologie cognitive expérimentale du calcul comme alibi pour promouvoir une conception simpliste du progrès, diffusée à répétition durant la période préélectorale afin de polir son image de « ministre de l’Éducation nationale qui, enfin, ose réformer l’école ». On peut d’autant plus le craindre que certains travaux récents concernant le nombre chez l’enfant sont susceptibles de voir leurs résultats instrumentalisés par des personnes soucieuses de mettre en avant l’exercice et la répétition plutôt que la compréhension : c’est un ensemble de travaux d’inspiration innéiste qui ont été très largement médiatisés (le thème : « les bébés et le calcul » est devenu un marronnier) ; ils ont eu un rôle heuristique important pour la recherche mais de nombreux chercheurs pensent qu’ils conduisent à surestimer les compétences numériques du très jeune enfant. Cette question est développée dans l’article mis en ligne sur le Café pédagogique, article dont je reprendrai ici la conclusion :
Pour conclure, peut-être faut-il être abrupt : ce qui est demandé au futur « groupe d’experts » relève d’une mission impossible. Sauf à être d’une mauvaise foi accomplie, les personnes sollicitées ne pourront que prendre conscience qu’elles sont otages de débats politiques, épistémologiques, scientifiques et pédagogiques qui les dépassent largement. Si la lutte contre l’échec scolaire est bien l’objectif recherché, la méthode choisie n’est pas la bonne : dans un domaine, l’enseignement des mathématiques à l’école, qui n’a fait l’objet d’aucun débat ces dernières années, c’est du temps de ce débat dont nous avons besoin et non de la rédaction précipitée d’aménagements aux programmes actuels.

Rémi Brissiaud, MC de psychologie cognitive, IUFM de Versailles, équipe : « Compréhension, raisonnement et acquisition de connaissances ».
http://paragraphe.univ-paris8.fr/crac/