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L’école doit trouver un nouveau modèle

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François Dubet nous décrit une école marquée par un système de représentations fort et cohérent mais progressivement décalé par rapport à son évolution et à sa situation actuelle. L’école repose sur un imaginaire qui date de Jules Ferry, et qui renvoie à une école très sélective et qui ne se posait absolument pas la question de la réussite de tous, une école où la réussite scolaire n’était pas aussi importante qu’aujourd’hui. Aujourd’hui, tout le monde va au collège, chaque famille veut que son enfant réussisse à l’école. Mais la société française vit toujours dans la représentation ancienne de l’école. Du coup, entre les pratiques réelles et l’imaginaire, l’écart est intenable.
Depuis plusieurs années, la gauche n’a plus de discours fort et construit sur l’école qui permettrait d’aller plus loin et de présenter une alternative au modèle actuel. Les seules propositions: plus de moyens, le soutien scolaire…Il y a tout de même autre chose à proposer à un enfant qui ne comprend pas les maths dans les cinq heures hebdomadaires que d’en faire sept.
Des changements profonds se sont opérés dans la société, notamment quant au statut de l’enfant, au statut de l’élève, une extension de la démocratie (à la famille, à la santé). L’autorité ne va plus de soi et il faut résoudre ce paradoxe qui est que l’enfant est devenu notre égal (après le colonisé, après la femme) mais qu’en même temps, il est petit et faible, dépendant, qu’il a besoin de protection.

Alors qu’il nous faudrait vraiment réfléchir à d’autres manières de faire, on est confiné à un débat stérile entre les pédagogues et les prétendus « républicains » comme si on pouvait se passer de pédagogie, comme si tout le monde n’était pas républicain. Il y à mieux à faire que de rejouer sans cesse le pseudo-débat Finkielkraut- ou Meirieu ou Dubet ! Ces discussions étonnent toujours les autres pays, à qui ils apparaissent assez incompréhensibles.

L’école peut-elle rester sacrée dans une société démocratique?

Revenons cependant aux fondements de l’école républicaine. Celle-ci s’est construite pour retirer les enfants des mains de l’Eglise. Moyennant quoi, elle en a repris, en les laïcisant la plupart des traits. L’autorité du maître est liée à des principes sacrés (Dieu puis, Raison, Nation, Science). Cette autorité-là est donnée d’emblée. Elle pèse sur l’élève, distinct de l’enfant. L’élève est cet être doué de raison et de sentiments forts face aux principes incarnés par le maître. L’élève dès qu’il sort sa trousse, doit faire ce qu’on lui dit, alors que l’enfant, lui, est beaucoup moins net. L’élève est un être neutre sans : singularité. L’enfant est malcommode, il a son caractère. Quant à l’adolescent, c’est pire. Le philosophe Alain a beaucoup théorisé cette distinction. L’école est ainsi un sanctuaire, le corps en est exclu. Les relations codées entre personnes aux statuts définis, interchangeables, poussent à une pédagogie de la répétition. A la manière de Pascal, « faites semblant de croire et bientôt vous croirez… » l’école propose des exercices qui bientôt persuaderont les élèves de la validité de ce qu’on leur enseigne.
Or, ce modèle est fort, solide et il est par exemple nécessaire à la « fabrication » des grands champions du sport ou de la danse, de la musique… C’est-à-dire qu’il a une légitimation dans le réel tout-à-fait respectable. Le monde est déjà-là et il faut le transmettre, l’autonomie personnelle est au bout de ce chemin empreint de souffrance et d’abnégation.
Pour une part, c’est le travail de l’école d’avoir amené cette extension de la démocratie (l’égalité de l’enfant) et pourtant, les enseignants ne s’y reconnaissent pas et ont basculé vers le conservatisme.
Cependant, la modernité désenchante le monde comme le disait Max Weber il y a longtemps. L’école n’est plus le seul transmetteur, les mass-médias sont là. On n’a plus de croyance fixe. On « croit » à la science, ce qui n’empêche pas de la critiquer. On a fait entrer à l’école la pauvreté, la misère, l’immigration. On a réuni les sexes. Dans la société, on est devenu « Dewey » (sociologue américain protestant du début du siècle dernier) : on négocie partout, même en famille, comme l’analyse aussi François de Singly (présent aux rencontres d’automne du CRAP de 2005). C’est très lié à la libération des femmes. Tous les sujets sont égaux. On a le droit à tous les choix, même en matière de sexualité, sauf à l’école qui pour ceux qui la font vivre et travailler devrait rester un sanctuaire. La dualité enfant-élève explose, donc.

Quitter les discours incantatoires

Les enseignants demandent en permanence que l’on mette plus de charbon dans la machine. Leur refus de la démocratie scolaire leur fait demander plus de sélection pour retrouver les classes disponibles qu’ils avaient (peut-être) du temps où la scolarité s’arrêtait au primaire, sauf pour une petite frange aisée de la population.
En même temps, le libéralisme est la règle. Les écoles ne se valent pas, les professeurs ne se valent pas, les diplômes ne se valent pas. La compétition scolaire fait rage et surtout elle se fait dans l’abandon complet des vaincus. Les enseignants croient créer les conditions d’une compétition juste et dans cette compétition juste, chacun reçoit la mesure de sa valeur, On ne doit rien aux vaincus. Paradoxalement, l’idéal républicain aboutit à cette pratique ultra-libérale et à sa justification dans le discours. Beaucoup d’hypocrisie donc dans l’école de la soi-disant « égalité des chances ».
En réalité, derrière l’égalité formelle, les différences de niveau des établissements sont connus et perçus par les élèves et les familles et constituent un découragement manifeste. Pourquoi se fatiguer pour un diplôme professionnel de troisième zone auquel personne ne croit et qui ne rapportera rien nulle part ?
Il en ressort que les élèves demandent à l’école « qu’elle leur fiche la paix ». On est dans une liberté négative : l’enseignant veut pouvoir faire ce qu’il veut en classe (avec des élèves comme inertes). Pour beaucoup d’élèves, également, on veut aussi cette liberté, en échange d’une succession d’actes formels (être présent, faire ses devoirs…) Dans les sondages, les élèves affirment aimer le collège, le lycée, parce qu’ils ont leurs copains. Les profs, évidemment…
L’échec de l’ancienne représentation de l’école, la demande de son maintien qui n’a aucune chance de réussir, amène un discours incantatoire et la faillite de la pensée sur l’école.
Une école qui ne tire plus sa légitimité de grands principes sacrés doit la trouver dans l’idée de justice scolaire. Elle doit restituer un peu d’égalité dans un monde où il est impossible d’être concrètement tous égaux. Elle doit assurer le minimum au dernier de la classe. Une des questions clé serait : que fait-on des vaincus ? L’école produit des biens utiles : les diplômes. Il s’agirait de redonner un peu d’égalité dans la valeur de ces diplômes (on ne peut les rendre tous absolument égaux). Les écarts sont trop grands. Il faudrait aussi se demander quelles qualités développer chez les élèves, autres que les qualités strictement scolaires (celles qui engagent le savoir). Par exemple, une conquête de l’estime de soi qui est au contraire fréquemment détruite par l’école elle-même, qui conduit à intérioriser l’échec (ne serait-ce que par le fait de n’être pas dans la meilleure série, la meilleure option…) C’est aussi pour cela que l’idée de culture commune est essentielle (ce qu’on désigne aussi sous les mots de « socle commun ») et les oppositions à celle-ci, au nom de grands principes (contre le « SMIC culturel »,etc.) sont significatives.
Enfin, F.Dubet ajoute qu’il faudrait « scolariser l’école et déscolariser la société ». L’école doit évoluer et développer des qualités nouvelles dans un monde qui évolue, et en même temps, la société doit moins compter sur la formation initiale pour valider la place des individus, il nous faut davantage envisager la formation tout le long de la vie. Il n’y a qu’en France que l’on considère avec autant de force que le niveau atteint en fin de scolarité représente une sorte de destin.

Le débat avec les participants

Question : Vous nous dites que Brighelli, Finkielkraut… ne sont pas dangereux car ils défendent un modèle dépassé qui ne peut revenir… Le vrai danger serait le libéralisme qui serait en train de s’emparer de l’école. Est-ce si sûr ? Les « nouveaux réacs » ont eu de l’influence sur le ministre qui a mis la pression sur les professeurs des écoles à propos de la lecture… Le danger de la sélection à la fin du primaire n’est peut-être pas qu’une menace… N’y a-t-il pas tout de même un vrai danger ?
François Dubet : La sensibilité conservatrice des enseignants ne peut absolument pas se réaliser. Si on empêche les enfants d’accéder au collège par un concours d’entrée en 6ème trop contraignant, que ferait-on des enseignants de collège, quand il sera nécessaire alors de supprimer des postes. D’autant plus que le pli est pris dans la population et que cela ne passera pas tout seul. On est dans la nostalgie d’une société intégrée, c’est un problème national… mais il n’y a pas de réelle menace de ce côté-là.

Q : On assiste à une marchandisation de l’école et à une mise en concurrence de l’école. Vous avez l’air de dire que cette mise en concurrence est inéluctable. Comment voyez-vous ça concrètement ?

F.D. : Je suis libéral pour ma part, au sens de Montesquieu par exemple, au sens que les individus doivent avoir la maîtrise la plus grande possible de leur vie. Le libéralisme pense que c’est le marché qui fait ça le mieux. Ce qui est un autre sens du mot « libéral ». Ce marché existe et il faut bien constater qu’en l’absence de régulation du marché de l’éducation, c’est un marché noir pour l’essentiel. Aucun économiste ne vous dira que c’est une situation saine. Il faudrait rendre ce marché acceptable et le plus vertueux possible. L’idéologie de ceux qui refusent de reconnaître l’existence de ce marché empêche toute possibilité de régulation et renforce de fait un marché « sauvage », alors même que les enseignants y participent pour leurs propres enfants.. On ne peut se donner que des objectifs limités : en même temps demander l’autonomie des établissements…et le renforcement du pouvoir central comme instance de régulation, rôle qu’il ne joue guère en ce moment . Pourquoi pas par exemple la cooptation des enseignants dans un établissement, chose qui se pratique dans bien des pays.

Q : Où peut-on trouver l’énergie de ces transformations de l’école qui sont une nécessité ? Le monde médical, par son travail d’équipe pourrait être un modèle pour le monde enseignant, mais comme vous l’avez bien dit, trop d’enseignants s’y refusent et se bloquent sur un modèle inadéquat. Où prendre l’énergie ?
Q: Vous n’avez pas assez insisté sur la formation pour trouver la transformation des enseignants. C’est sans doute là que cela se passe.

F.D. : La formation comme solution magique pour que les choses changent, ça ne marche pas!.Ce n’est pas la formation qui détermine les conditions dans lesquelles se fait la pratique quotidienne. On croit trop en France que la formation, et notamment la formation initiale est responsable de tout. Au moment des TPE, des enseignants réclamaient d’être formés pour travailler en binômes avec un collègue d’une autre displine. Il ne faut pas exagérer. On peut se former tout seul, la formation peut être un utile accompagnement, mais surtout pas un préalable,sans quoi son absence, ou son insuffisance apparaissent comme des alibis pour ne rien faire… La formation est nécessaire, ce qui est abusif, c’est de ne voir que dans la formation la possibilité de changer l’école.

Q : Je crois qu’on ne fera pas évoluer les enseignants par des discours culpabilisateurs. D’autre part, à l’hôpital, les gens se comportent de plus en plus comme des clients qui n’est pas un synonyme de sujet et le travail d’équipe est peut-être une réalité pour les médecins mais pas pour les infirmières et les aides-soignants… Les enseignants ressemblent plus à ces catégories qu’aux médecins…
Q : Quel lien faites-vous entre la concurrence entre établissements qu’il faudrait réguler et le fait qu’on ne s’intéresse qu’à la performance des élèves dans un système où les diplômes n’ont pas la même valeur ? Comment cela s’articule-t-il : la concurrence n’est-elle pas dans le fait que les établissements ne donnent pas tous les mêmes diplômes ?
F.D. : Dans l’ordre symbolique du sanctuaire, si on critique l’école, on a critiqué chaque enseignant. Il faut penser un peu collectivement. Un système peut être mauvais avec des acteurs excellents et vertueux. Et puis rappelons-le: ce ne sont pas les professeurs qui souffrent le plus à l’école, ce sont les élèves qui ne réussissent pas, à qui on ne cesse de dire : on a tout fait pour toi, tu es responsable de ton échec. L’école, de ce point de vue, est ultralibérale.
Dire de l’autre qu’il se prend pour un client est la meilleure façon de le tuer. On est dans un monde plus démocratique, les gens ont le choix et c’est légitime. D’autre part, les enseignants vous diront que les pires parents sont les enseignants.
Une école juste serait une école dans laquelle on essaie de limiter les écarts dans l’utilité des diplômes, où on n’en rajoute pas dans les inégalités sociales, déjà si grandes, une école où on s’intéresse aux vaincus et pas seulement à agrandir le cercle des vainqueurs.
Où trouver l’énergie? Je ne sais pas, mais je crois que nous sommes dans une période difficile, où il y à reconstruire une pensée sur la société et sur l’école. Pour cela, il faut développer des clubs, des cercles de réflexion. Et vous êtes là pour ça: fabriquer des idées, pour que les politiques s’en saisissent.