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L’école à l’épreuve de la performance

C’est la généralisation des évaluations standardisées des acquis des élèves et de la régulation par les résultats, à laquelle procèdent des « États évaluateurs », qui constitue, selon les auteurs, cette épreuve subie par l’école. Produit du tournant néolibéral qui caractérise désormais l’ensemble des secteurs de l’action publique, les politiques d’accoutability s‘imposent, au plan mondial, comme un instrument de pilotage et de régulation à distance des systèmes éducatifs. L’école y est considérée, non comme une institution, mais comme un système de production, au point qu’un des contributeurs de l’ouvrage va jusqu’à dire que « les sciences de l’éducation et la sociologie ont été remplacées par les sciences économiques et de gestion dans la définition des politiques éducatives ».

Ce sont des sociologues et des spécialistes des sciences de l’éducation qui sont les nombreux contributeurs de cet ouvrage collectif ; ils s’efforcent d’analyser les conséquences de toutes les dimensions de cette épreuve, c’est-à-dire, selon le Littré,une « opération à l’aide de laquelle on juge si [l’école] a la qualité que nous lui croyons », mais aussi la capacité de celle-ci à « pouvoir résister à » ce qu’on lui impose, voire «les souffrances, les dangers … qui [la] menacent et exigent [de sa part], force et courage ».

Si, dans tous les pays, les politiques d’ accoutability ont les mêmes finalités : élever le niveau scolaire, et – mais c’est moins nettement affirmé – de réduire les inégalités, Christian Maroy, qui dirige l’ouvrage, fait remarquer, à juste titre, que leur mise en œuvre est multiforme. Les pays européens (ainsi que le Québec et Israël) sur lesquels portent les contributions, connaissent des politiques que l’on peut qualifier « d’accoutability réflexive », par opposition aux politiques « d’ accoutability dure » des pays anglo-saxons (USA, Angleterre, notamment). Alors que, dans ces derniers, des sanctions lourdes de conséquences pour les écoles, les enseignants et les élèves, sont attachées aux résultats des tests, et que la publicité donnée à ces résultats est censée contraindre les écoles à améliorer leurs pratiques dans le contexte d’un quasi-marché concurrentiel, dans les pays qui connaissent une politique « d’accoutability réflexive », les tests doivent constituer un outil de réflexion pour les équipes enseignantes, auxquelles elles « renvoient » un état des lieux en termes d’efficacité et d’équité, ce qui doit les inciter à faire évoluer leurs pratiques si les résultats ne sont pas ceux qu’ils attendaient.

Ceci conduit les auteurs à s’intéresser aux usages et aux effets de ces politiques, notamment au comportement des acteurs, étant précisé qu’il semble difficile d’en établir un modèle standard, en raison de la diversité des « trajectoires des politiques », de leurs conditions de mise en œuvre, et des processus qui affectent les comportements de ces acteurs.

La description de cette diversité constitue un des intérêts majeurs de l’ouvrage qui permet de repérer les points de résistance – ou d’indifférence – à ces politiques, leurs effets pervers, mais aussi, de façon plus positive, incite à une réflexion sur les conditions qui permettraient aux évaluations standardisées d’être un outil au service de l’efficacité et de l’équité des systèmes scolaires.

Tout d’abord, il est manifeste que, dans la plupart des pays examinés, l’état actuel des politiques n’est pas toujours celui envisagé, à l’origine, par leurs promoteurs, sensibles aux recommandations des organisations internationales et aux résultats des palmarès internationaux qui ont mis en lumière les écarts de performances entre pays. La référence à l’OCDE est une constante dans presque toutes les contributions. Les politiques s’inscrivent ainsi souvent dans une histoire relativement longue, dont le point de départ est le souci du pouvoir central de (re)prendre la main sur des écoles dotées, de fait ou de droit, d’une plus ou moins large autonomie, et ceci pour des raisons qui peuvent être multiples (souci de ne pas laisser s’instaurer de trop grandes disparités territoriales ou sociales, volonté de disposer d’informations sur le fonctionnement du système, et surtout souci d’apprécier l’efficacité d’une dépense d’éducation importante).

Si les pays examinés ici relèvent tous, peu ou prou, du modèle de l’ »accountabilty réflexive », la question des conséquences à tirer des évaluations, notamment pour les écoles qui présentent de faibles résultats (en termes de valeur absolue ou de « valeur ajoutée » compte tenu des caractéristiques de la population qu’elles accueillent) reste ouverte dans certains pays, ou y est abordée de façon évolutive, face aux résistances ou à l’indifférence des enseignants et des écoles. Une chose semble claire, les démarches « top-down », les tests d’évaluation imposés aux écoles avec pour finalité principale de les évaluer « de l’extérieur » aboutissent à des évolutions des pratiques pédagogiques nulles ou plutôt négatives : temps d’instruction de plus en plus consacré à l’entraînement aux tests (« teaching to the test »), rétrécissement des curricula, voire même tricherie, ou dans le meilleur des cas à un désintérêt des enseignants.

Quant aux cadres, notamment les chefs d’établissements, que le pouvoir central s’efforce de mobiliser au profit de sa politique – et qui en sont généralement le canal privilégié, voire unique – ils se sentent souvent peu engagés, redoutent de voir leurs indicateurs utilisés à des fins de comparaison classante, et peuvent même aller jusqu’à organiser la production de « bons chiffres ». Ils ressentent comme marginale l’autonomie de gestion de leurs établissements et douteraient qu’un indicateur chiffré puisse fournir des pistes de réflexion pédagogiques.

Il ne faut cependant pas s’arrêter à ce tableau relativement sombre.

Lorsque des dispositifs d’évaluation sont élaborés avec la participation des acteurs et/ou lorsqu’ils ont – même élaborés au niveau central – une finalité interne et « formative » et que leurs résultats sont traités au niveau local, le « niveau de découplage » entre les mécanismes d’évaluation et les pratiques des enseignants se trouve fortement réduit. C’est sans doute, l’intéressement participatif et professionnel des acteurs aux différentes étapes du processus (construction des épreuves, passation et correction de celles-ci, puis analyse de leurs résultats) qui le permet. C’est ce que suggère une contribution de la Communauté française de Belgique, et à titre de contre-exemple, l’analyse des effets de la politique française, lorsque, en 2008, de nouvelles évaluations dans le primaire ont visé à mesurer les acquis des élèves à deux moments clés de leur parcours scolaire, puis à les collecter au niveau national dans une perspective comparative. Ces évaluations répondaient à une toute autre logique que les évaluations diagnostiques mises en place en 1990, qui étaient en principe limitées au seul usage des équipes enseignantes et devaient les aider à repérer les difficultés de leurs élèves dans une logique de remédiation. Les novelles évaluations, qui opposaient une logique de résultat à cette logique de prévention ont été massivement rejetées.

L’ouvrage incite ainsi à ouvrir des pistes pour des travaux ultérieurs visant, par exemple, à mieux cerner les processus par lesquels des évaluations standardisées – et lesquelles ? – pourraient être mieux articulées avec les valeurs professionnelles des enseignants, et à creuser la question des liaisons entre évaluation et autres mesures de politique éducative, notamment le soutien spécifique dont peuvent bénéficier les écoles accueillant des élèves en difficulté.

Jean-Claude Emin