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L’avant-mai ou la chronique de l’imprévu

En septembre 1967, je quitte le Lycée Louis-le-Grand qui ne veut pas de moi en khâgne. Le paradoxe est que mes études vont être payées dans des matières où mes résultats étaient insuffisants, car j’ai réussi le concours des IPES[[Institut de préparation aux enseignements de second degré. Il était alors proposé aux étudiants de s’engager pour dix ans dans la fonction publique moyennant un salaire versé pendant les années d’études. Heureux temps et belle époque de démocratisation où s’engager pour l’État permettait d’être salarié pour étudier !]] ! Je me retrouve à la Sorbonne avec, sans le savoir encore, une année extraordinaire à vivre.

C’est un moment où se multiplient groupes gauchistes et organisations étudiantes : crise du parti communiste avec naissance de l’UJCML (Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes, pro-chinoise), organisations trotskistes (FER ou Fédération des étudiants révolutionnaires, JCR ou Jeunesse communiste révolutionnaire, Lutte ouvrière) mais aussi Étudiants socialistes unifiés (ESU) avec une Union des étudiants communistes (UEC) exsangue mais encore vivante. Je n’aurai garde d’oublier Dany Cohn-Bendit et Roland Castro qui fondent le mouvement du 22 mars en 1968 à l’occasion de l’occupation d’une tour de l’université de Nanterre, pour faire libérer l’un des leurs, membre d’un comité Vietnam, et obtenir la libre circulation des garçons et des filles dans les cités universitaires.

Pourtant, « la France s’ennuie » (Viansson-Ponté, Le Monde, 15 mars 1968) : « Ce qui caractérise actuellement notre vie publique, c’est l’ennui. Les Français s’ennuient. Ils ne participent ni de près ni de loin aux grandes convulsions qui secouent le monde, la guerre du Vietnam les émeut, certes, mais elle ne les touche pas vraiment. »

Tout a démarré le 3 mai

Il est bien difficile de réunir plus de 200 à 300 étudiantes et étudiants dans les comités Vietnam. Ainsi, ce 3 mai 1968 où tout[[En historien, il me faut distinguer les causes lointaines de ce mouvement, qui sont liées au blocage d’une société qui vient de procéder à la décolonisation, et les causes circonstancielles, liées à l’arrestation de quelques dizaines d’étudiants qui a provoqué une réaction spontanée dans le Quartier Latin.]] a démarré, nous étions un maximum de 200 dans la cour de la Sorbonne réunis pour empêcher les « fachos » d’envahir notre université. C’est quand le Président appelle la police pour nous déloger que nous entendons scander de l’extérieur : « Libérez nos camarades ! » et qu’explosent les premières grenades lacrymogènes…

Comment en suis-je arrivé là ? D’abord sollicité par un militant de la FER, je n’ai pas été convaincu par ses arguments et je suis allé voir les responsables du Groupe de lettres classiques (GLC) qui est une des constituantes de la Fédération des groupes d’études de lettres (FGEL), composante de l’UNEF alors unifiée. C’est mon premier engagement et je suis Brice Lalonde, son responsable d’alors, au point de faire partie des 300 personnes qui ont fondé le Mouvement d’action étudiante qui constituera le noyau du comité d’occupation de la Sorbonne.

Quelques repères pour terminer : il s’agit, déjà, de penser par nous-mêmes, idée développée dans un ouvrage de Michel Tozzi[[Michel Tozzi, Penser par soi-même. Initiation à la philosophie, Lyon, Chronique Sociale, 2002.]] bien des années plus tard, et de ne pas se ranger dans un camp, une organisation ou une idéologie. De plus, nous ne nous limitons pas à une approche corporatiste étudiante : Brice Lalonde et Daniel Cohn-Bendit se convertiront rapidement à une vision politique de l’écologie et renouvelleront radicalement notre projet de société, même si, aujourd’hui, le jugement à posteriori sur l’apport de l’écologie peut être négatif.

Un élément historique amusant : Jacques Sauvageot (ESU), alors vice-président de l’UNEF, vient nous demander des militants pour assurer son « service d’ordre ». Vu la faiblesse de nos moyens, nous ne pouvons que lui donner une réponse négative ! Puis viendront les « événements », mais c’est une autre histoire, c’est l’Histoire !

Richard Étienne
Professeur honoraire en sciences de l’éducation, université de Montpellier