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L’autolangage, une clé pour entrer dans l’écrit

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L’état des connaissances sur les processus d’apprentissage de la lecture semble aujourd’hui dans une impasse. Les études scientifiques mènent à une conclusion en apparence circulaire : d’une part, pour apprendre à lire, il faut avoir développé sa conscience phonologique ; d’autre part, celle-ci ne se développe pas en dehors de l’apprentissage de la lecture. Pour dépasser cet obstacle, il est possible d’appréhender plus largement la question, au niveau de la conscience du langage. En effet, le langage écrit est plus souvent présenté à l’enfant dans ses différences avec le langage oral plus que dans ses ressemblances. Cette position est sans doute due au fait que les structures linguistiques orales sont différentes de celles de l’écrit et que les relations entre les lettres et les sons ne sont pas biunivoques en français. Pourtant, nous oublions que le cœur de la langue écrite est bien le langage ; quand nous demandons à l’enfant de lire ou d’écrire, nous nous attendons à ce qu’il comprenne que la nature de la tâche est langagière. Or cette dimension n’est pas donnée d’emblée à l’enfant, il est nécessaire de la lui enseigner s’il ne le sait pas. Une voie déjà explorée est de développer les activités métalinguistiques, c’est-à-dire d’amener l’enfant à réfléchir sur le langage. Mais avec certains enfants, les explications métalinguistiques de l’enseignant certes rigoureuses, sont en fait improductives car au-delà de leurs compétences métacognitives. Un dialogue de sourds s’installe alors et l’enseignant ne sait comment aider l’enfant. Une autre voie est possible : amener l’enfant à réfléchir avec le langage, à recourir à l’autolangage.

Qu’est-ce que l’autolangage ?

C’est le langage dont nous nous servons, non à des fins de communication avec les autres, mais à des fins cognitives, pour nous-mêmes[[Fijalkow J. (1989) Auto-langage et apprentissage de la lecture, Enfance, tomes 42, 1-2, pp.83-90, Paris : PUF.]]. De façon générale, l’autolangage est une compétence langagière – à rapprocher du langage intérieur[[Vygotski L.S. (1934/1997) Pensée et Langage. Traduction de F. Sève, 3e éd. Paris : La Dispute.]] – commune à tout être humain qui l’utilise pour s’entendre réfléchir et réguler son action. Par exemple, quand nous effectuons mentalement le calcul : 374 x 5 (je vous invite à essayer quelques secondes)… que faisons-nous ? Nous nous disons les nombres et les opérations à effectuer, nous nous disons les résultats intermédiaires pour construire le résultat suivant, et ce jusqu’au résultat final. En fait, nous mobilisons l’autolangage pour maintenir en mémoire les informations successives, les organiser, les transformer. Tout bonnement, nous réfléchissons.
C’est entre 3 et 7 ans que l’enfant apprend à utiliser le langage pour penser, mais cet autolangage (ou langage égocentrique) n’est pas encore intériorisé et reste audible, du moins en partie. Il assure diverses fonctions : libération émotionnelle, relâchement de tension, auto-encouragement et autorégulation. C’est cette dernière fonction qui nous intéresse en écriture, lorsque l’enfant se décrit et se commente sa propre activité et la structure sur le double plan spatiotemporel. Quand il mobilise l’autolangage de façon autonome, il parvient à un certain niveau de réussite comme on peut le voir avec LU. qui fait une copie différée[[Dispositif didactique destiné à dissocier le temps de lecture du temps d’écriture. L’enfant lit l’énoncé, puis celui-ci est caché au moment de la copie.]] de la phrase « La mine apeurée, il arriva en courant. »[[À partir de Sept histoires de souris d’Arnold LOBEL.]] :

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Figure 1 – LU. (6,7)

À quelles conditions apparait l’auto-langage ?

Le langage pour soi de l’enfant s’élève rapidement quand la difficulté de la tâche s’accroit, c’est pourquoi il le mobilise plus facilement quand on lui demande d’écrire une phrase (plutôt qu’un mot), car c’est la longueur de l’énoncé qui l’y incite. Aussi l’enseignant qui privilégie des activités sur les petites unités écrites (mots et syllabes) escamote la nature langagière de l’écrit et ne favorise pas le recours à l’autolangage.
Par ailleurs, quand l’enseignant incite l’enfant à l’utiliser, la tâche est mieux réussie[[Winsler A. et Diaz R.M. (1995) Private speech in the classroom: the effects of activity type, presence of others, classroom context, and mixed-age grouping, International Journal of Behavioral Development, 18, pp.463-88.]]. Par exemple, MI. compare son écriture du mot apeurée (EPREC) avec celle de LI. (APERÉE) :

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Figure 2 – MI. (6,10)

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Figure 3– LI. (6,9)

Au milieu de ces interactions langagières, MI. se répète le mot en le segmentant [a] [p∂] [re]. Il ne le fait que sur demande de l’adulte et c’est cet autolangage qui lui permet de décider si le mot commence par un A ou un E. Une remarque essentielle est que l’analyse de l’oral par l’enseignant ne suffit pas à aider l’enfant.

À quoi sert l’auto-langage en écriture ?

Il assure trois fonctions principales : mémoriser – l’enfant se rappelle verbalement l’information –, analyser l’oral – l’enfant segmente l’oral en petites unités – et contrôler – l’enfant relit ce qu’il a déjà écrit.

mémoriser
Une des principales caractéristiques de la mémoire à court terme est sa rapidité : rapidité de stockage, rapidité de récupération, mais aussi rapidité d’oubli. C’est que toute information nouvellement stockée entre en concurrence avec l’information déjà stockée. En écriture, l’autolangage permet de maintenir en mémoire le continuum de la parole (le sens de l’énoncé en même temps que la suite ordonnée des mots) et de le traiter : identifier les mots, garder leur forme orale disponible, transformer le mot oral en mot écrit… jusqu’à la production du texte entier. Par exemple, LI. écrit la phrase « Un énorme château apparût une seule fois. » :

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Figure 4 – LI. (6,0)

Elle se répète la phrase à chaque fois depuis le début jusqu’à arriver au mot à écrire. Mais comme elle ne la répète jamais entièrement, elle en oublie la fin. Dans ce type de rappel l’enfant abandonne l’intonation originelle en adoptant une intonation neutre, voire ânonnante et en ralentissant son rythme d’énonciation. Il sert autant à l’enfant à maintenir l’énoncé en mémoire qu’à en faire une première analyse orale au niveau du groupe de mots ou du mot, en vue de se repérer dans l’énoncé.

segmenter
La répétition de mots ou de groupe de mots relève d’un premier niveau d’analyse de l’oral, qui peut suffire à l’enfant pour écrire quand il pense connaitre la forme orthographique du mot. Dans ce cas, l’autolangage est succinct : l’enfant se dit le mot et l’écrit. Mais quand le mot est peu ou pas connu, l’autolangage est abondant. L’enfant se répète le mot en le segmentant en unités plus petites (syllabes et phonèmes) et code ces unités perçues s’il y associe des unités écrites.
Par exemple, MI. analyse minutieusement le mot vieux :

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Figure 5 – MI. (6,10)

Il décompose la syllabe en phonèmes en les allongeant.

contrôler
En cours ou en fin d’écriture, l’enfant exerce un contrôle sur la réalisation de la tâche. Pour cela, il relit ce qu’il a déjà écrit en se répétant l’énoncé. Cette lecture peut être accompagnée d’un seul suivi des yeux ou d’un signalement du doigt. Ici aussi, il peut faire une relecture entière de l’écrit ou partielle. Par exemple, SO. interrompt son écriture et relit ce qu’elle a écrit depuis le début.

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Figure 6 – SO. (6,3)

Pourquoi enseigner l’autolangage en écriture ?

Tous les enfants savent mobiliser l’autolangage, mais tous ne reconnaissent pas les activités de lecture-écriture comme des situations nécessitant sa mobilisation. Aussi l’enseignement de ce comportement est nécessaire pour l’enfant qui ne le fait pas.

Comment enseigner l’autolangage ?

Il faut insister sur le fait que l’enseignement de l’autolangage ne se réduise pas à la seule incitation à segmenter l’oral, mais doit mettre en œuvre les trois compétences clairement identifiées – mémoriser, segmenter, contrôler – qui sont au service d’un même but : le codage de l’oral.
Les repères didactiques qui suivent sont issus d’une expérience en classe de CP aux mois de janvier et février. L’enseignante a mené elle-même les activités de copie différée de phrase (selon trois variantes : copie de phrase, phrase à compléter et segmentation de phrase). Les enfants travaillaient par petits groupes de 4, durant 20 minutes, tandis que le reste de la classe travaillait en autonomie sur d’autres activités. Les 4 enfants participaient d’abord à une lecture collective durant laquelle l’enseignante menait un protocole de mémorisation, puis ils rejoignaient leur place pour copier.

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Figure 7 – Protocole de copie différée[[En copie différée, la stratégie « lettre à lettre » de la copie directe ne fonctionne pas, sauf à faire un voyage pour chaque unité reconnue. L’intervalle didactique incite l’enfant qui privilégie sa mémoire visuelle à recourir aussi à sa mémoire phonologique pour retenir un maximum d’informations, c’est-à-dire adopter une stratégie linguistique qui l’amène à prendre en compte les unités de sens (le mot dans la phrase). ]]

Quelles sont les conditions d’un autolangage efficace en écriture ?

Deux éléments nous semblent déterminants : un usage flexible des trois fonctions et un répertoire de correspondances oral/écrit. Revenons à LI. (Figure 4). On remarque que les unités linguistiques audibles qui s’enchainent sont très diverses (mots, morceaux d’énoncé, syllabes, morceaux de mot) et n’ont rien d’une segmentation syllabique standard. LI. n’avance pas dans l’énoncé de façon linéaire, ses manifestations autolangagières sont fondamentalement tâtonnantes et flexibles, elles témoignent d’une activité réflexive intense.
Pour contrexemple, voici la stratégie de MI. qui écrit la phrase « Un jour moi aussi je serai danseuse. » :

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Figure 8 – MI. (6,9)

MI. écrit les trois premiers mots en recherchant des correspondances oral/écrit, puis il termine en écrivant un groupe de lettres par syllabe orale. Pour cela, il abandonne l’analyse phonie/graphie et compte les syllabes sur ses doigts pour contrôler le nombre de segments à écrire. Cette stratégie simplifiée ne permet pas à l’enfant de faire la double analyse quantitative et qualitative.
Le niveau de réussite de la tâche est également dépendant du répertoire de l’enfant. Les enfants de notre échantillon ont recours à un substitut didactique pour les correspondances oral/écrit qu’ils ne connaissent pas : ils tracent un trait.

Conclusion

En GS de maternelle et jusqu’à mi-année du CP, l’apprentissage de l’écriture est encore couramment réduit à deux dimensions : automatisation du geste graphique et mémorisation de lettres et de mots. Bien souvent l’enseignant n’autorise l’enfant à écrire que lorsqu’il est capable de produire une trace lisible, c’est-à-dire quand il maitrise suffisamment de correspondances phonographiques. Par ailleurs, les activités collectives d’écriture à l’honneur – copie, dictée à l’adulte, dictée de mots, – sollicitent peu l’autolangage des enfants. Or, celui-ci est l’instrument ad hoc pour réussir la tâche complexe d’écriture, car il sollicite chez l’enfant un outil cognitif déjà là. Il appartient aux pédagogues de le reconnaitre, de l’intégrer dans leurs représentations et leur enseignement.
De façon générale, un contexte didactique qui favoriserait la réflexion cognitive de l’enfant par l’usage de l’autolangage devrait pouvoir lui permettre d’émettre très rapidement des hypothèses pertinentes sur la nature de l’écrit. Ceci signifie pour l’enseignant de cycle 2 d’adapter toutes les activités quotidiennes de lecture-écriture qu’il propose aux enfants pour qu’elles ne se réduisent pas à une prise d’informations visuelles ; mais soient autant d’occasions de mobiliser l’autolangage, de parler l’écrit.

Jocelyne Cussac-Pomel
Docteur en sciences de l’éducation, Équipe Universitaire de Recherche en Éducation et Didactique, Université de Toulouse le Mirail 2.
Inspectrice de l’Éducation Nationale, Académie de Bordeaux.