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Justice pour les enfants

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Enseignants de collège, enseignants de lycée, conseillers principaux d’éducation, chefs d’établissement, nous avons probablement tous connu de ces élèves qui, un jour, disparaissent des salles de classe, de ces élèves dont nous savions les mauvaises fréquentations, dont nous devinions la situation familiale précaire, dont nous craignions la vulnérabilité, etc. Bref, nous pressentions que la rue délinquante allait gagner contre l’école républicaine. Pas toujours, mais parfois. Que deviennent-ils ? Jean-Pierre Rosenczveig nous en donne des nouvelles. Elles ne sont pas bonnes.

Après Rémi Hess, et la vie quotidienne d’un enseignant relatée dans Le lycée au jour le jour (Méridiens Klincksieck, 1989), Jean-Pierre Rosenczveig, président du Tribunal pour enfants de Bobigny, en Seine-Saint-Denis, nous raconte, jour après jour (c’est-à-dire sept si l’on compte les jours de permanence de week-end), la vie d’un juge pour enfants, et surtout celle de ces enfants et adolescents, qui ont franchi le pas de la délinquance, pour certains, ou qui s’y apprêtent, pour d’autres, ou qui sont victimes, c’est encore la majorité des cas, d’un environnement duquel il faut les protéger. C’est édifiant. Un enseignant, un conseiller principal d’éducation, un chef d’établissement, les mêmes que par-devant, mais pas seulement eux, deviennent les témoins, par lecture interposée, de ce qui attend les jeunes en question lorsque sonne l’heure de la sortie, c’est-à-dire, en termes moins imagés, lorsque pour eux, plus rien, et pas même l’école ne les protège des mauvaises rencontres.

Pour Rosenczveig, le pédagogue et le juge sont, d’une certaine manière, de part et d’autre de la frontière qui sépare deux pays, celui régi par la loi du plus fort, loi issue principalement des allées d’immeubles, et celui régi par une constitution républicaine, la nôtre. La première loi est puissante et précaire à la fois, liée qu’elle est aux influences fluctuantes des caïds des sous-sols, la seconde est, proportionnellement, fragile et permanente, issue de l’histoire d’une nation, de la représentation populaire, d’une démocratie préservant le moins mal qu’elle peut la liberté et la sécurité de chacun. Filons la métaphore de la frontière : l’école est un poste de douane, dont, comme tout poste de douane, on se demande toujours s’il appartient encore ou non au territoire dont il est la première, ou la dernière, balise. Pour notre juge, « l’école est généralement le dernier lieu public qui survive, parfois comme un air de paix, mais souvent au diapason de quartier. Et encore, nombre de lieux scolaires sont fréquemment à vif. »

Frontière, pays, mondes, etä conflits des mondes, si l’on ose la référence à Boltanski et Thévenot (cf. De la justification, 1991), Justice pour les enfants est, de tout, un peu : la tension entre l’inconscient et le légal (« la loi de la République n’est pas la loi de Freud »), la parole contre le silence (même si à cet égard, « les professionnels de l’enfance ont le sentiment que les règles ne sont pas claires » : secret professionnel versus obligation du témoignage), et surtout conflit entre, tout simplement, représentation et réalité. Sur ce dernier point, Jean-Pierre Rosenczveig, rapporte, pour le coup, un témoignage dont on ne sait pas si l’absurde ne l’emporterait pas sur le tragique. « Ces jeunes donnent l’impression de vivre dans un monde irréel, celui des médias et des images virtuelles. Exemple, cette agression à Bondy, où un adolescent a plongé un couteau dans le corps d’un autre jeune pour lui prendre sa montre et s’est étonné qu’il ne se relève pas ! Il est mort et l’assassin commence à peine à réaliser son acte. Au renouvellement de la garde à vue, dans le bureau du procureur, il était surpris qu’on ne le relâchât pas immédiatement ! »

Plus haut, nous évoquions un parallèle entre Hess et Rosenczveig ; nous pourrions penser aussi, géographie sociale aidant, à La Misère du Monde (Seuil, 1993), de Pierre Bourdieu. Sur le fond, bien évidemment, mais sur la forme, aussi. Dans les trois cas, ce qui relève dans l’ensemble de la monographie est complété avec profit, dans un cas (Hess), par une méthodologie de l’analyse institutionnelle via le journal, dans un autre (Bourdieu), par une approche captivante du processus de l’observation en sciences humaines, et par sa traduction écrite, et dans celui qui nous intéresse ici, par ni plus ni moins qu’une annexe, la seule au demeurant. Cette annexe est la transcription d’un échange que l’auteur a eu lors d’un débat aux Orphelins apprentis d’Auteuil. En une vingtaine de pages, est condensée la pensée pratique de Jean-Pierre Rosenczveig : ce dernier a fait un choix éditorial fort pertinent que de présenter ainsi une synthèse théorique et méthodologique. C’est sa méthode, à lui, de penser la loi et le jeune, l’école et la république.

Dans Justice pour les enfants, livre imposant par sa taille, reflet d’une « quête d’espoir » à l’écriture légère, la charge, pour respecter le lexique juridique, et les faits sont lourds. À nous adultes, ils ne nous sont pas reprochés (pour nous rasséréner, Lacan est même cité très tôt dans l’ouvrage : « Faites comme vous sentez, de toute façon vous ferez mal »). Ce qui rend notre responsabilité encore plus grande et plus criante. Et Justice pour les enfants, sorte de livret scolaire de la société, un bagage bibliographique indispensable pour qui est, ou veut être, enseignant, conseiller principal d’éducation, chef d’établissement, ou autre chargé de veiller au présent et à l’avenir des enfants et des adolescents.

Christian Pratoussy


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